35. Méfiance

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Pour leurrer le monde, ressemble au monde ; ressemble à l'innocente fleur, mais sois le serpent qu'elle cache

William Shakespeare, Macbeth




- Tery ?

Cette fois-ci je ne retire pas la main qui se pose sur mon épaule. Je me redresse, les doigts encore ensanglantés. Ce n'est pas Matt, je le sais. Même dans le noir j'aurai reconnu son corps. L'homme derrière moi me retourne face à lui.

- Tessy, je suis là.

Je lève les yeux et les plonge dans les siens. L'étoffe nocturne camouffle ses iris chocolat, mais sa voix ne me trompe pas. Il me prend dans ses bras et me serre contre lui. Je plonge mon nez dans son cou et me blottis dans ses bras. Son parfum de menthe et cannelle est altéré par celui du sang. Je sens qu'il relâche la pression. Il a eu peur qu'il ne m'arrive quelque chose. Je m'écarte doucement de lui. Les autres se sont rapprochés de nous.

- Tout va bien ? demande Wyden.

- Cela irait mieux si tu nous disais ce qu'il se passe, rétorque Matt avec une pointe d'agressivité.

Pour cette fois je ne lui en tiens pas rigueur. Je me pose la même question.

Nous sommes tous assis, les uns près des autres. Nous avons un peu marché, histoire de ne pas rester entourés de cadavres. La nuit commence à s'éclaircir, l'aube arrive à grands pas. Maintenant qu'il fait un peu plus clair, je distingue mieux mes camarades. Seulement, deux nouvelles personnes sont assises parmi elles.

J'ouvre mon sac et en sors mon désinfectant et mon baume cicatrisant, tous deux datant de l'époque où nous habitions encore Westen. J'ai pensé à rincer mes plaies avant que nous nous écartions de celle-ci, heureusement. Je serre les dents lorsque l'alcool entre en contact avec ma chair. Je respire profondément lorsque je dois reboucher la bouteille avec ma main entaillée. Je plonge ensuite mon doigt dans le baume et viens en appliquer sur le dos de ma main gauche. J'en mets à peine. Un long voyage nous attend. Je referme alors la boîte. Je n'en étalerai pas sur mon épaule droite pour la raison précédente. Je le regretterai si l'un de nous était gravement blessé et que nous n'aurions pas assez de baume pour le soigner. Quelqu'un pose sa main sur mon épaule dans un geste attentionné. Je m'écarte brusquement en grognant.

- Fais attention !

Wyden retire vite sa main et fond en excuses. Son doigt effleure les pans de ma veste déchirée.

- Je ne savais pas que tu t'étais blessée ici. Il va falloir que lui change de veste.

- Oui, j'ai pris ce qu'il faut, dis-je en désignant une veste un peu trop grande pour moi que j'ai disons emprunté à un des guerriers. Il est mort, elle ne lui servira plus à grand-chose, j'hausse les épaules.

Il ne se laisse pas distraire par ma réponse et me demande d'enlever ma veste.

- Laisse-moi voir ta plaie.

- Mais ce n'est rien du tout.

- Je vais pas te manger Tery.

Il me lance un regard qui me fait céder. Il ne va pas lâcher l'affaire. Alors, dans une grimace, je tente de retirer une première manche. Tout doucement. Aïe ! Je ne me crispe pas, mais je retiens mon souffle le temps de retirer ma veste. Doucement.

- Je croyais que c'était rien, me réprimande Wyden en voyant ma lenteur.

- Ce n'est rien, dis-je en appuyant sur les mots. J'essaie juste de faire en sorte que cela ne devienne pas le contraire, de ne pas empirer les choses.

Wyden, peu convaincu, me regarde attentivement faire. Il récupère mon vêtement une fois enlevé et le pose à côté de lui sans lui jeter un regard, trop concentré sur mon bras. Dans cette semi-obscurité ce n'est pas flagrant, mais ses yeux n'ont pas de mal à analyser ma plaie. Elle s'étend sur une petite dizaine de centimètres. Il pose délicatement sa main sous mon bras qui, alors, se repose sur la paume de Wyden. Il approche un de ses doigts et effleure à peine mon entaille. Je me mords la lèvre, prévenant une vague douloureuse. Lorsqu'elle arrive, je ne dis rien. Ce n'est rien. Mon sang n'a pas encore eu le temps de sécher, il a seulement obtenu une texture gluante. Je le regarde détailler ma blessure sans trop réfléchir.

- Je suis désolé, c'est ma faute, si je les avais reconnus plus tôt tu n'aurai pas été blessé, avoue-t-il en tâchant de cacher la brève vrille de sa voix.

- Ne dis pas de bêtise, tu n'y es pour rien. Et puis il n'y avait pas seulement eux, mais aussi des guerriers. C'est moi, je n'ai pas appliqué tes conseils dès le début de l'attaque.

Je m'attends à une remarque à propos de nos anciens entraînements nocturnes, suivie d'un petit rire, mais il n'en fait rien. Il semble vraiment blessé par ce combat. Je n'aime pas le voir comme cela. Je n'aime voir personne comme cela. C'est pourquoi je change rapidement de sujet, le faisant penser à autre chose.

- Pourquoi est-ce qu'ils sont là ?

- Ils m'ont pas encore tout expliqué. Apparemment, ils étaient venus parler au général Victhorion au nom de Lesly. L'entretien ne s'est pas bien passé, t'as pu le constater au nombre de guerriers qui nous sont tombés dessus.

C'est vrai. Eux ne sont que deux, cependant, cette nuit ils étaient beaucoup plus nombreux. Si je comprends bien, tous deux venaient de s'enfuir lorsqu'ils sont arrivés à la hauteur de notre campement. Comme il étaient poursuivis par des guerriers, ils ont cru que nous aussi faisions partie de la section de Victhorion. Et c'est là que les guerriers les ont rattrapés. Je secoue la tête de gauche à droite. Si Wyden avait reconnu Thaym et sa co-équipière avant, nous aurions pu éviter certaines blessures... Aïe !

J'esquisse un mouvement de recule lorsque je sens quelque chose de froid entrer en contact avec ma plaie. Je tourne brusquement la tête. Wyden est en train de m'appliquer une pâte par-dessus ma chair, à vif.

- Mais qu'est-ce que tu fais ? je l'engueule.

- Tu en as besoin alors arrête un peu de faire comme si c'était qu'une simple égratignure.

Lui aussi a haussé le ton. Je lui lance un regard noir qu'il se fait un plaisir de me rendre. Je suis toujours écartée de lui, avec ma main gauche positionnée par-dessus ma blessure pour la protéger, lorsqu'il tente de revenir à la charge. Son doigt est encore en l'air avec, trônant sur son sommet, du baume cicatrisant. Je ne veux pas appliquer de ce baume, ce n'est pas une perte pour un bien mais seulement une perte. Je suis têtue et malheureusement lui aussi. Il approche à nouveau sa main, mais je la frappe violement avec ma main. Je regrette immédiatement mon geste lorsque j'étouffe un grognement douloureux. Je ne pensais plus au fait que j'étais largement entaillé sur ma main. Le réflexe naturel de porter à mes lèvres ma main aggrave les tiraillements. J'abandonne alors en me laissant soutenir par le tronc d'arbre se trouvant dans mon dos. Je pose mes avant-bras à plat sur mes jambes. Je détends tous les muscles de mon corps, c'est ma meilleure option j'imagine puisque depuis tout à l'heure je ne fais qu'empirer ma situation.

- N'y pense même pas, je rétorque en prévenant ses intentions.

- Arrêtez un petit peu de vous chamailler, grogne une voix un peu plus loin.

Le brun ne réplique pas et j'en suis soulagée. Un petit pincement au cœur apparaît, je ne sais pour quel stupide raison, mais il disparaît aussi. Je suis épuisée. Ma tête roule vers l'arrière pour rencontrer les épaisses écorces. La pression finit alors de redescendre et je me sens vide de toute énergie. Pourtant le soleil ne tardera pas à pointer le bout de son nez. Dans une heure. Peut-être plus. Sûrement moins. Mais je me laisse planer parmi les épaisses étouffes qui viennent me câliner. Une écorce un peu rebelle me gêne, mais je m'efforce de l'ignorer. Je remue un peu. Dans mon mouvement je touche quelqu'un. Wyden a dû se placer à nouveau près de moi, et quelque part cela m'aide à me laisser dorloter par les vapes du sommeil.

- Il faut que tu apprennes à prendre soin de ton corps, murmure une voix grave.

Il pense que je dors déjà, et je le pensais aussi avant que son chuchotement vienne faire frissonner mes oreilles. Il m'étale alors un peu de baume cicatrisant. Je ne suis même pas sûre d'être réellement éveillée, je nage dans un monde flou et difforme. Et je me laisse faire. 

GuerrièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant