56. La pluie s'abat, et l'aube rayonne

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Le temps est le maître absolu des hommes ; il est tout à la fois leur créateur et leur tombe, il leur donne ce qu'il lui plaît et non ce qu'ils demandent.

William Shakespeare, Périclès



La pluie s'écrase sur mon front. Des torrents se déversent du ciel, obstruant mon champ de vision. Un éclair m'éblouit. Je cours près de Matt. Nous sommes presque à la hauteur de notre petit campement. Un lourd bruit résonne au loin. Même si des litres d'eau nous inonde, l'orage est loin. La terre se gorge d'eau sous nos pieds, transformant peu à peu le humus en marécage nous obligeant à ralentir le pas. Après tout, nous ne sommes plus pressés. Le général a prouvé sa loyauté, il a blessé et attaché son second. Il nous aidera à punir le Conseil pour ses crimes. Il nous aidera à donner une vie meilleure aux habitants de Westen. Et avec cela, nous n'aurons plus à fuir. La clé est là.

La main en visière, j'ouvre la voie. En quelques instants, nous sommes là où nous avons quitté nos co-équipiers. Ils ne sont plus là. En temps normal, un éclair aurait parcouru mon corps inquiet. Cependant, je mets cela sur le dos du mauvais temps. D'un signe de main, j'indique à Matt de me suivre. Un arbuste plus haut et touffu que les autres attire mon regard. Sûre de les trouver abrités là-bas, je file. Je slalome entre les rochers de plus en plus présents. L'odeur de la terre imbibée d'eau couvre tout le reste.

A travers ce rideau liquide, je perçois la chevelure éclatante de Shesy. Un sourire en coin prend place sur mes lèvres. Tout se déroule bien. Désormais, nous marchons jusqu'à eux, heureux de les retrouver après une telle discussion. Je n'ai pas le temps de soupirer que le regard accusateur de Thaym me transperce. Aïe.

- Qu'est-ce qu'il t'a pris de l'amener là-bas ? m'agresse-t-il.

- Qu'est-ce qu'il vous a pris de faire une chose pareille sans nous en parler avant ? vocifère Wyden, prêt à bondir.

Ravalant mon sourire, je jette un coup d'œil à Matt qui ne me regarde plus.

- C'était débile d'entraîner Matt dans cette histoire tout ça pour savoir ce qu'il est arrivé à ton... crache Thaym avant que je l'interrompe.

- Stop ! j'ordonne.

Alors que Wyden allait ajouter quelque chose, je le défie du regard. Il ne dit rien.

- Que leur as-tu dit ? j'interroge doucement Matt.

- Le plus important. Je n'avais pas à leur cacher cela, ni toi d'ailleurs.

Je le regarde, déçue, encore une fois. Mais cette fois-ci, il ne baisse pas les yeux, honteux. Cette fois-ci il est droit et fier, il ne regrette pas cela alors que mes yeux lui chuchotent un « Tu m'avais pourtant promis... ».

- Je sais très bien que tu ne souhaitais pas nous mettre en danger et que faire cela à deux était moins risqué. Mais, je ne suis pas d'accord. J'ai prévenu Shesy en lui disant quoi faire si elle ne nous voyait pas revenir.

La pointe de jalousie que j'avais pu ressentir ce matin est engloutie par de la colère et de la compréhension.

- Tu as raison. Mais tu n'avais pas à le faire sans me le dire.

- Tout comme tu nous l'as dit ? me réprimande ironiquement Wyden.

Je ne dis plus rien. Je sais que je suis en tort, je le sais et je ne le nierai pas. Toutefois, cela est plus fort que moi, je n'arrive pas à faire confiance, je n'arrive pas à les impliquer dans mes actions. Je ne veux pas qu'ils souffrent de mes choix. Comme Matt. Comme Brion. Comme Jonas.

- Je suis désolée, j'aurai dû en parler.

- Et on t'aurait dit que c'était une idée débile. Je n'aurais jamais été d'accord, vocifère Thaym tout en se calmant peu à peu.

- Je ne comprends pas comment tu as pu vouloir t'allier avec l'assassin de Jonas, explique Wyden.

Il plaque une main sur son front, soufflant l'eau qui entre malgré lui dans sa bouche lorsqu'il parle.

- Moi je la comprends. Ce serait un avantage non-négligeable, que ce soit pour elle ou bien pour Lowick. Avoir des taupes est monnaie courante, mais pas lorsque l'on parle de général, conçoit Shesy.

- Cela est exactement la raison pour laquelle j'ai accepté l'offre du général et que j'ai demandé le soutien de Matt.

Je me tourne vers lui avec un sourire confus. Il me regarde et acquiesce, validant cela.

- Il ne s'agit pas ici de pardonner à Victhorion ses actes, moi-même jamais je ne m'en sentirai capable, mais seulement de signer une alliance. Vous n'avez pas besoin de l'aimer, juste d'accepter que nous avons besoin de lui.

Mes paroles flottent dans l'air humide, laissant chacun incorporer le message. Le bruit de l'eau inondant abondamment le sol s'accroche à nous. L'humidité s'infiltre en nous de toute part, me donnant parfois l'impression oppressante de me noyer. L'homme aux cheveux d'or et au regard perçant s'exprime en premier.

- Comment être sûr qu'il respecte sa parole et que cela n'était pas des mots en l'air ?

- La certitude absolue n'existe pas, atteste Shesy.

Voyant que cette réponse est bien loin de rassurer la peur de la trahison du jeune homme, Matt prend la parole.

- Victhorion est prêt à nous livrer des informations confidentielles, ce qu'il a déjà commencé à faire. Et, afin de marquer cette fracture entre lui et Le Conseil, il a ligoté et poignardé son bras droit.

- Il a tué Artenthus ? la surprise peinte sur le visage de Thaym n'est pas feinte.

- Non, il sait bien plus de choses que le général, pour l'instant il l'a seulement handicapé. Sans ses jambes, il n'ira pas bien loin, je précise.

Il hoche la tête, visiblement un peu rassuré mais pas convaincu. C'est étrange comme je peux sentir la tension qui s'émane de chacun de nous, visant à piquer l'autre. Mais, à la fois, je perçois aussi un lien qui nous unit et qui, paradoxalement, est responsable de cette méfiance. Nous avons peur pour nous, mais également pour les autres. Et, si je me sens aussi responsable de leur sécurité, peut-être ressentent-ils aussi cet instinct protecteur envers notre petite équipe ?

Tandis que chacun remue ses pensées et ne se gêne pas pour les formuler, Matt précise que le général ne tardera pas à nous rejoindre. Qu'il viendrait nous parler de vive voix. Alors, même si nous nous disputons sur l'issue de tout cela, je n'attends plus qu'une chose : que Victhorion soit là et qu'il explique lui-même la situation. J'ai joué mon rôle, à lui de jouer le sien.

Et, ce moment arrive.

GuerrièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant