54. Bleu orageux

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Nous finissons par haïr ce que nous craignons trop souvent.

William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre


Victhorion n'a pas encore ouvert la bouche que le sourire de son bras droit s'impatiente déjà. Artenthus s'agite, visiblement agacé de cette discussion jugée inappropriée selon lui. Après un regard ferme de son supérieur, ce dernier baisse le regard, énervé.

- L'ancien général n'était ni commun ni commode, mais il a toujours été un grand homme respecté et adoré de Westen. Il a trop longtemps joué sur le laxisme que lui accordait Tirihon. Et, le 16 mars...

Dès que j'entends cette date insupportable, tous les muscles de mon corps se tendent et mon cœur se ferme, vidant par la même occasion ma tête de toute pensée. Je me renferme machinalement sur moi-même, essayant de limiter les dégâts émotionnels que cette discussion pourrait causer.

- ...2175, il tenu tête au Conseil lors d'une réunion où les personnes les plus importantes de la ville assistait. Ton géniteur n'a pas lâché son opinion. Alors, le Conseil ordonna l'arrestation de Fredaric et Evae. Il fit torturer le couple avec qui il vivait devant lui, puis exécuta les trois dans un ordre précisément judicieux.

Je ne saisis pas la logique de tout cela. Tandis que je reste sans voix, Mattelos prend le relais.

- Cela n'a aucun sens, il n'y a aucun lien entre le père de Tery et mes parents, s'offusque-t-il. Si vous voulez que nous vous fassions confiance, soyez honnête en n'omettant aucune ombre dans l'histoire.

Je vois Victhorion avaler lentement sa salive, j'ai un mauvais présentiment. Et celui-ci s'accroît petit à petit dans mon esprit, remplaçant ma douleur par une énervement battant. Le sang circule rapidement dans mon corps, fait enfler chaque muscle. La température de mon corps augmente alors que celle de l'air diminue.

- Vous n'avez pas intérêt à répondre que vous n'en savez pas plus.

Sur les nerfs, je prononce cela en plaçant ma main sur le manche de ma dague. Les sourcils levés, le général m'observe.

- Vous comptez réellement employer la force ici, alors que j'allais vous livrer la suite ? Je suis profondément déçu.

- Et je suis également déçue de constater que le Conseil et vous-même ne cessiez de condamner des citoyens ayant un jour prononcé le mauvais mot au mauvais endroit.

Une larme se forme dans mon œil. Je la jette d'un claquement de paupière. Une immense tristesse et colère font rage dans tout mon être et je ne sais laquelle va prendre le dessus. Dans mon corps, mille sentiments se battent en duel.

- Je suis déçue qu'une exécution soit prononcée pour un général ayant énoncé une simple phrase, pour un couple jugé responsable de ces mots-ci, ou pour un garçon qui eut comme seul crime de donner un sac à sa voisine.

Une vague de tristesse m'envahit lorsque je pense aux conséquences qu'ont eu, comme mon père avant moi, mes propres actes sur les autres. Moi non plus je ne suis pas blanche.

- Personne ne devrait être exécuté ni même torturé pour des actes si insignifiants. Et pourtant, il y en a tellement. Davv, Evae, Fredaric, Brion et encore tant d'autres...

Mon visage se tord autant de haine que de douleur. Je vais exploser. Je vais exploser. Je bous si fort que je ne remarque pas les regards surpris du général et de mon frère.

- Comment tu... entame Matt avant que le général ne le coupe sèchement.

- Pardon ? tonne-t-il l'air grave.

Ce mot si brutal me calme instantanément. C'est alors que je remarque plusieurs gouttes perler sur le front d'Artenthus. Il a perdu son aise et semble paniqué.

- Reconcentrons-nous sur l'essentiel, propose-t-il. Alors, le général n'avait pas vraiment, à proprement parlé, prononcé une phrase mais disons qu'il avait publiquement soutenu...

D'un geste aussi violent que rapide, le général fait taire son acolyte.

- Que voulez-vous ? je demande sur la défensive, ne sachant comment interpréter sa réaction.

- Il m'a semblé entendre le prénom Brion dans votre bouche...

Je suis aussi décontenancée que lui.

- Cela est exact, je balbutie. C'était...

- ... un des guerriers avec qui j'ai été formé mais également un ami de la famille, enchaîne rapidement Matt.

L'air est lourd et l'atmosphère pèse sur chacun de nous. Je me sens étrange. Les autres sont étranges. Personne n'est dans son état normal, ou bien est-ce moi qui divague ?

- Il a été exécuté après m'avoir donnée un sac à dos et un peu de nourriture lors de mon exil, vous savez, lorsque vous m'avez jetée dehors juste après avoir déchiré ma robe, grogné-je entre mes dents.

Un silence déchire l'air, ne faisant que soutenir cette tension oppressante. Visiblement, Brion, le gentil garde inconnu dans la foule ne l'était pas tant que ça. Il représente quelque chose que j'ignore encore. Quelque chose qui fait trembler ces trois hommes. Chacun est perdu dans sa tête, attendant le mouvement ou les mots du prochain. Dans la pénombre, le pétrichor ne fait qu'augmenter, me donnant la sensation qu'un orage se prépare. Quand soudain, le poing du général se referme et s'écrase sur le nez de son bras droit. Ce dernier chavire en arrière. En deux coups d'une rapidité impressionnante, Victhorion met l'homme au sol, complétement sonné. Il sort une boule d'une poche intérieure de sa veste. La déroule et s'accroupit près de la silhouette. En quelques secondes, je l'observe ligoter son second. L'homme se met alors à grogner et s'offusquer. D'un revers de main, le général claque Artenthus. Le général a fait son choix. Ce dernier crache un filet de sang et se met à hurler. En une enjambée, je me retrouve derrière ce pleurnichard. Ma dague sous la gorge, je place ma lame dans le creux que j'ai laissé la veille. Réveillant une entaille encore boursouflée, j'appuie un peu plus.

- Je te déconseille de gémir comme tu sais si bien le faire, je susurre.

Alors que je m'attends à recevoir les foudres du général, il n'en est rien. Celui-ci n'est pas surpris par mon geste. Cependant, je ne saisis pas l'ampleur du sien, mais peu importe, j'ai gagné. Le visage du général est impassible mais dans ses yeux flotte une colère sourde. Des yeux d'une lourde profondeur mais pourtant illisibles. Des yeux d'un bleu glacé. D'un bleu unique et reconnaissable entre mille. Du même bleu pur et surprenamment clair que ceux de Brion.

Et la pluie tombe. Et l'orage éclate.

GuerrièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant