46. Un cœur au bord de l'explosion

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Si doux est l'amour que nous avons imploré, plus doux est l'amour qui s'offre de lui-même.

William Shakespeare, La Nuit des Rois


Le vent siffle dans les herbes. Il me siffle de me relever. Il me murmure de continuer, je ne peux pas abandonner maintenant. Je suis venue pour une vraie raison. Je n'ai pas le droit d'abandonner ceux qui m'ont suivie et accompagnée. Ceux qui ont cru en moi. Ma raison m'encourage, voulant se laisser porter par cette brise marine. Cependant, mes jambes sont lourdes. Ma tête est lourde. Mon cœur est lourd. Et la tendre énergie éolienne ne suffit pas à soulever ce poids que je peine à accepter.

Les herbes frissonnent, s'entremêlent lentement dans une dance que j'aime contempler. Elles grincent, habituelle symphonie des plaines agitées. Quelques-unes semblent s'agiter plus que de raison. Seulement, je ne lève pas la tête afin d'en connaître la raison. Je reste allongée au sol, m'enfonçant dans la terre jusqu'à m'oublier moi-même. Toutefois, ce crissement s'intensifie. Une voix s'élance, fracassée contre le vent qui l'emporte égoïstement. Je ferme les yeux. J'aime mieux le calme.

Soudain, un visage surgit au-dessus du mien, me ramenant à la réalité. Ses bras me redressent et me blottissent contre son uniforme dépareillé. Pourquoi porter une partie de l'uniforme de chacune des villes en guerre. Cela n'a aucun sens. Mes pensées s'entremêlent pour ne pas dériver sur la réalité de la situation. Je suis une enfant qui se cache les yeux devant une grimace trop effrayante. Je me laisse ensorceler par l'odeur rassurante et estivale de Wyden. Les doux parfums, tendres et protecteurs d'une personne aimée embaument mon corps. La paume de sa main glisse sur ma nuque.

- J'ai eu tellement peur... ne pars plus comme ça, susurre-t-il au ceux de mon oreille.

Je ne dis un mot, préférant me laisser bercer par la sensation de son souffle dans mes cheveux et de son corps contre le mien. Cette chaleur familière et si rassurante.

- Tu as le droit de te sentir vide, en colère ou triste, peut-être même tout à la fois. Mais tu n'as pas le droit de t'évaporer dans la nature comme tu viens de le faire. Et s'il t'arrivait quelque chose ? Il ne faut jamais rester seul à partir du moment où l'on passe la frontière d'une ville.

Tandis que sa main gauche m'encercle la taille, soutenant tout mon buste, ses doigts s'entremêlent dans mes mèches brunes.

- Tu n'as jamais été seul dehors ?

Il ne répond pas tout de suite, semblant visionner l'intégral de ses souvenirs en l'espace d'une dizaine de secondes.

- Jamais volontairement. Si je me suis trouvé seul à un moment, c'est seulement parce qu'il venait d'arriver quelque chose à la personne qui m'accompagnait.

Je me sens mal lorsque j'entends le timbre grinçant de sa voix cassée. Wyden avale la boule qui lui nouait la gorge en s'éclaircissant la voix.

- Il n'y a aucun mot que je puisse dire pour te soulager. Un deuil ça ne se console pas, il faut le faire seul. Pour l'instant, tu dois être forte et passer au-dessus de ça pour continuer parce qu'on ne peut pas se le permettre dans la situation actuelle. Je veux simplement que je sache et intègre ce que je vais te dire : Tu n'es pas une mauvaise personne si tu ne le pleure pas. Tu n'es pas une mauvaise personne si tu lui en veux. Non, tu n'aurais rien pu faire. Non, la vengeance n'atténue jamais la douleur que l'on ressent. Et oui, tu as le droit de l'oublier. A partir d'un certain temps, c'est normal et sain de penser à autre chose, d'oublier la couleur de ses yeux et le son de sa voix.

J'entends sa voix me conseiller et m'enrober de toute la bienveillance qu'il possède. Ses paroles résonnent en moi. Lorsque j'y croirais comme il y croit, elles seront le baume qui pansera plusieurs plaies ouvertes en moi, datant d'aujourd'hui comme d'il y a près de dix ans.

- Alors maintenant, au lieu de pleurer au nom d'une personne que tu ne reverras plus, vis pour celles qui sont encore dans ce monde, à tes côtés.

Je lève mon visage vers le sien.

GuerrièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant