ALL NIGHT - PLK

II - HOMIES

Chapitre 5

Mathieu

Dimanche 14 juin 2020

Adossé sur l'une des nombreuses chaises en teck du jardin, Lesram en profite pour me faire écouter une nouvelle instru à l'aide de son téléphone. Attentif, je tends l'oreille, intéressé.
Pour la création d'un bon morceau de rap, il n'y a pas de secret : le texte et la prod sont les deux éléments primordiaux. Il est donc préférable de ne pas prendre cette étape à la légère. J'acquiesce en bougeant légèrement la tête et tire sur ma cigarette, satisfait.

- Elle est propre, avoué-je.
- Matou me l'a envoyée hier soir.
- T'as posé dessus ?
- Ouais, cette nuit impossible de fermer l'œil, j'en ai profité pour écrire deux couplets. À voir par la suite si ça tient la route.
- Tu viens juste de terminer ton projet, respire un peu, non ? se mêle Ilyès.
- C'est quel genre de conseil ça ? sourit Ormaz.
- Frérot, une fois que t'es lancé, faut plus jamais s'arrêter, c'est la règle ! dis-je, simplement en écrasant mon mégot dans le cendrier.
- Pruski, laisse, on parle d'Ilyes, ça bouge pas.
- T'insinues quoi, Anis ? l'interpelle le principal concerné.
- Que t'es la flemme incarnée depuis vingt-deux ans, la famille.

On sourit à sa contre-attaque. On a beau le charrier, on ne peut pas le nier, Ilyès s'en sort plutôt bien. Il a toujours privilégié la facilité avec des boulots hasardeux. Dans le groupe, beaucoup d'entre nous sont passés par-là. Certains y sont encore mais peu importe, l'illégalité rapporte, alors pourquoi s'en priver ?

L'écoute de la prod terminée, je dois reconnaître qu'elle colle parfaitement avec le flow de Less. Marcel a bien évolué depuis l'époque du Panama et je suis fier de voir que les gens commencent sérieusement à apprécier sa musique. Son premier projet « G-31 » est sorti il y a un peu plus d'un mois et c'est une vraie pépite ! Lesram reste et restera mon rappeur préféré. Il est prometteur et ça, je le clame haut et fort depuis des années.

Ormaz me ressert un verre de soda lorsque mon téléphone, qui se trouve sur la table, annonce un appel entrant. Je jette un œil sur l'écran, le nom d'Yvick apparaît. Réalisant le brouhaha qui m'entoure, je préfère me lever de ma chaise et pars décrocher un peu plus loin dans le jardin.

L'appel est anodin mais ça me fait plaisir d'avoir de ses nouvelles. Yvick a beau faire partie de mon cercle d'amis proches, avec nos emplois du temps, il est difficile de se voir régulièrement. En janvier, il a sorti son deuxième projet « MVP », on a surpris pas mal de monde avec le morceau « Jamais », ça fait toujours plaisir de collaborer avec un frère, surtout quand celui-ci a du talent !

Alors que les minutes passent, j'aperçois Léa s'avancer contre la rambarde pour s'adresser aux gars présents sur la pelouse. J'ignore son intervention, bien trop focus sur ma conversation téléphonique, quand je sens des regards se poser sur moi avec insistance. Intrigué, j'observe Anis qui ne manque pas de me faire signe en direction de la terrasse. Sur ces entrefaites, je lève la tête et distingue une silhouette féminine aux côtés de mon amie. Je plisse légèrement les yeux lorsque cette dernière pose soudainement son attention sur moi.

- Mec, je dois te laisser, on se rappelle plus tard, c'est bon ?

Je ne prends pas le temps d'écouter sa réponse et raccroche, stupéfait. Suis-je en train d'halluciner ? Non, impossible ! Tout ça semble si réel...

- T'étais au courant ? me demande Anis.

Je hoche la tête négativement, consterné. Cela fait deux ans qu'on ne s'est pas parlé, conclusion : j'ai du mal à comprendre ce qu'elle vient faire ici.

Léa nous rejoint, accompagnée de son invitée. J'observe mon ex attentivement tandis que les gars s'empressent de l'accueillir chaleureusement.

- Alors ça pour une surprise ! sourit Ormaz.
- Pas mal, hein ? rétorque fièrement Léa.

Pas besoin d'être un expert de l'analyse pour constater que Sybille est mal à l'aise. Était-elle au courant qu'on serait tous réunis ici ? Vu l'expression de son visage, j'en doute. Pour être franc, au moment où Léa nous a parlé d'une surprise, j'étais loin d'imaginer ce qu'elle manigançait dans son coin. J'essaie de croiser son regard, en vain. Qu'est-ce qu'il lui est passé par la tête ? Inviter Sybille c'est une chose, ne pas m'en informer en est une autre !

- Je l'ai aperçue vendredi soir, son beau-père habite un peu plus bas. J'ai sauté sur l'occasion pour l'inviter à notre barbecue !
- J'ignorais que vous étiez tous ici, précise-t-elle, honteuse.
- Quoi ? T'es pas heureuse de nous revoir ? s'étonne Ilyès.
- Si, bien sûr que si ! C'est juste que... Si j'avais su, je ne vous aurais pas dérangés.
- Arrête ton baratin, t'es l'une des nôtres, ma reuss ! la conforte Ormaz.

Sybille lui sourit en guise de remerciement. Je sais qu'ils ont toujours été proches et je sais aussi que la bande l'a toujours appréciée, donc ce qu'il dit n'est pas totalement faux... Elle se presse de saluer les personnes présentes avant de s'avancer vers moi, timidement. Une dizaine d'yeux sont braqués sur nous mais on finit tout de même par se faire la bise, comme si de rien n'était.

- Ça fait un bail vous deux ! reprend Ilyès.

La plupart des gars lui lancent un regard noir, ce qui pousse Sybille et moi à sourire, malgré nous.

- Bon, l'Australie c'était comment ? On veut tout savoir ! poursuit Léa dans le seul but de changer de sujet.
- C'était incroyable !
- Ça fait longtemps que t'es rentrée ? demande Lesram.
- Quelques semaines.

C'est plus fort que moi, je hausse les sourcils, surpris. Quelques semaines ? Pour une fille qui devait s'absenter quelques mois, les vacances ont été sacrément prolongées.

- En tout cas, j'ai l'impression de voir une autre Sybille, se confie Ormaz.
- Pourquoi tu dis ça ?
- T'étais rayonnante mais là, t'es éblouissante !
- Merci beaucoup, dit-elle, gênée.

Les compliments fusent et je dois admettre qu'ils ont raison. Sybille a toujours été belle mais la maturité semble l'avoir embellie davantage.

Les amies de Léa nous rejoignent avec des salades pendant que Julien et ses deux acolytes s'occupent de la viande. Plusieurs groupes se forment sur les cinq tables mises à disposition. À la nôtre, la bande est réunie à l'ancienne. Notre invitée d'honneur se fait assaillir de questions. Sa vie à Sidney, son boulot, ses nouveaux amis. La joie sur son visage lorsqu'elle évoque le sujet en dit long, mais parfois je sens que ma présence la freine dans son élan. Après tout, c'est à cause de ce foutu départ que notre histoire s'est terminée, non ?

- Et vous ? Qu'est-ce que vous devenez ? nous questionne-t-elle à son tour, intéressée.
- Me concernant, je suis à l'université du panthéon en droit notarial, sourit Léa.
- Génial ! Et ça va, tout se passe bien ?
- Oui, c'est pas facile tous les jours mais je travaille dur. Pas comme certains...

Léa roule des yeux, tout en visant Ilyès à l'aide de ses yeux noisette.

- Quel acharnement ! Ne l'écoute pas, Sybille, c'est la jalousie qui parle.
- T'inquiète pas, j'ai rien entendu, dit-elle, amusée. Et vous alors ? Le rap ?
- Désolée de te décevoir mais j'ai toujours pas sorti de projet, grimace Ormaz.
- T'abuses, râle-t-elle pour le taquiner.
- En revanche, on peut pas en dire autant de Lesram.
- J'ai sorti mon premier projet solo « G-31 » le mois dernier.
- Sérieux ? Félicitations !
- Merci mais faut pas oublier notre Polak national, c'est lui la star.
- Oui, j'ai eu pas mal de retours à ce sujet. Mais bon... Ça ne m'étonne pas. Vu son talent ça ne pouvait que payer.

Elle observe Less avant de me fixer, sincère. J'ai beau ressentir une gêne depuis qu'elle est arrivée. J'ai la nette impression que ces retrouvailles improvisées m'apportent une sensation que je n'avais pas ressentie depuis des années.