III - MENTALITÉ

2.4K 102 40
                                    

Chapitre 8

Mathieu

Lundi 15 juin 2020

Quand j'étais gosse, ma grand-mère me disait souvent que s'évader dans ses pensées, c'était avant tout lâcher prise. Elle m'expliquait que ce besoin se faisait ressentir lorsque le quotidien devenait un peu trop pesant. Penser à quelque chose de meilleur pour s'offrir une bulle de bien-être, juste un instant. Qu'il soit volontaire ou non, ce départ était le signe d'un déséquilibre. Aujourd'hui, c'est différent, je ne suis plus un enfant. Le sujet qui me tracasse n'est pas le divorce de mes parents mais bel et bien ma première histoire d'amour, qui a malheureusement mal tourné. Depuis hier, les souvenirs refont surface. C'est comme si j'étais pris au piège. J'ai du mal à réfléchir correctement.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent, me ramenant précipitamment à la réalité. Face à moi, les bureaux de Panenka Music. La maison de disque a bien évolué depuis 2017. Le Label s'est agrandi, Flav a signé d'autres artistes talentueux tels que Georgio, Junior Bvndo, Tsew The Kids ou encore Bekar. Les nouveaux locaux, quant à eux, sont bien plus spacieux que les précédents. Ils sont situés dans le 3e arrondissement de la capitale, pour la plus grande fierté de son acquéreur.

Je m'avance dans l'open space. Marie est assise derrière le comptoir, le téléphone collé à l'oreille, je me contente de la saluer d'un simple sourire, puis rejoins Léo, un peu plus loin.

- Oh, Polak, lâche-t-il tout sourire en me tendant la main. Tu viens voir Antoine ?
- Oui, on devait se voir. Il est en rendez-vous ?
- Non, Lesram vient juste d'arriver, ils sont dans son bureau.
- OK, merci.

Une fois devant la verrière, j'aperçois Flav et Less en train de discuter. J'annonce ma présence en tapant légèrement sur la vitre et les interromps en poussant la porte, comme si de rien n'était.

- Wesh, la famille, bien ou quoi ?

Je salue mes amis avant de m'assoir sur l'un des deux fauteuils capitonnés en suédine marron, disposés dans la pièce.

- Ouh là, c'est moi ou t'as une petite mine ? m'observe Flav.
- Ouais, j'ai pas très bien dormi.
- T'es malade ?
- Non, c'est juste une mauvaise nuit.

Parfois, il est inutile de rentrer dans les détails. Rester bref : l'une de mes nombreuses qualités ! Cette nuit, je n'ai pas réussi à trouver le sommeil. Ma tête était bien trop occupée à penser au retour de Sybille qu'à dormir. J'ai beau faire comme si de rien n'était, cette histoire me replonge malgré moi dans une période de ma vie que j'essaie désespérément d'oublier. Un rappeur qui pleurniche pour un chagrin d'amour ? Pathétique, n'est-ce pas ? À l'époque, j'ai essayé de le dissimuler mais mon entourage n'était pas dupe, ils voyaient très bien que j'en souffrais.

- Bon, je vous laisse solo.
- Tu peux rester. Enfin... Si Mathieu est OK, ça me dérange pas. On va faire le point sur le planning des semaines à venir, rien de très confidentiel.
- Si toi tu peux pas rester, qui d'autre ? lancé-je, d'un ton léger.

Less se contente de poser sa main sur mon épaule en guise de geste amical et vient prendre place sur le fauteuil à côté du mien. De base, il n'était pas censé être ici pour la réunion, on devait se rejoindre un peu plus tard pour aller déjeuner, mais peu importe. Marcel a toujours de l'avance sur le planning, que ce soit dans la vraie vie ou dans le rap.

- Au fait, j'ai eu l'équipe d'Adrien. Le clip est monté, il sort jeudi. Si tu veux, tu peux commencer à en parler sur les réseaux sociaux. Marie t'enverra la vidéo du teaser pour Instagram.
- Parfait.
- Ce week-end, Ajaccio ?
- Ouais, ça va me faire du bien.
- Tu y restes jusqu'à lundi, c'est ça ?
- C'est ce qui est prévu, acquiescé-je.
- Studio ? demande Less.
- Ouais, j'ai besoin de taffer sur deux, trois trucs.
- Comme s'il ne pouvait pas faire ça dans le 92, me charrie Flav.
- La Corse me rend productif, j'y peux rien, dis-je simplement en haussant les épaules.
- N'oublie pas qu'en fin de semaine prochaine, on tourne « C'est mort », premier clip du nouvel album. D'ailleurs, note que jeudi, on fait une dernière réunion au bureau avec Joshy Jeud. Tu dois encore régler quelques détails avec lui. Le clip va vraiment être différent de ce qu'on a pu voir jusqu'à présent.

J'ai beau essayer de me concentrer, une partie de moi repense à ma journée d'y hier. Sybille est toujours la même, avec un je-ne-sais-quoi en plus. Ses cheveux blonds, son sourire, sa douceur. J'ai du mal à faire comme s'il ne s'était jamais rien passé entre nous. C'est juste inconcevable.

- Tu penses qu'on devrait lui en toucher deux mots ? me questionne Flav, intéressé.
- Je... pardon ? bafouillé-je, désorienté.
- C'est moi ou t'es complément à l'ouest aujourd'hui ? dit-il, d'un léger sourire.
- Le manque de sommeil, répété-je.
- T'es sûr ? T'as l'air ailleurs, insiste Less.

J'observe mon ami d'un air suspect. Est-ce qu'il le fait exprès ? L'expression de son visage change brusquement lorsqu'il fait le lien. Mon regard en dit long et ce dernier se sent visiblement dans l'obligation de se dédouaner.

- Je lui ai rien dit, si c'est ce que tu sous-entends.
- Me dire quoi ?
- Rien d'important, reprend-il en se grattant la nuque, gêné.
- Sybille est à Clamart. On s'est revus hier au barbecue de Léa. Je suis un peu troublé mais ça va passer.
- Elle est réapparue comme ça ?
- Apparemment elle est revenue pendant le confinement.
- Son retour est peut-être une bonne chose ?
- Ah tu crois ça ? lancé-je, plein d'ironie.
- T'étais fou amoureux d'elle.
- Oui, j'étais, précisé-je.
- Pourtant, c'est pas ce que disent certains nouveaux morceaux que tu m'as fait écouter, ajoute-t-il comme pour me faire prendre conscience de la situation. Bref ! Ça me regarde pas. Après si tu veux mon avis,  j'ai toujours apprécié Sybille. Elle est saine. Elle n'était pas avec toi pour la fame et ça, c'est précieux vu ta notoriété.
- Il a pas tort, marmonne Lesram.
- Peut-être, mais je retomberai pas là-dedans.
- Ça, c'est toi qui vois, mon pote. Tout ce qui m'importe c'est ta santé, OK ?

J'acquiesce d'un mouvement de tête. Flav a toujours été présent pour moi. Il m'a connu, j'étais encore au collège. Je le considère comme mon grand frère. Il m'épaule beaucoup, que ça soit pour la musique, les conseils de la vie quotidienne ou la paperasse administrative. C'est même lui qui m'a poussé à refaire ma carte vitale, pour vous dire... C'est bien plus qu'un manageur, il est là dans n'importe quelle situation. Bien sûr, il est au courant pour Sybille, c'est l'un des seuls avec qui j'ai abordé le sujet à l'époque. Il a beau être une oreille attentive, ça me rend mal à l'aise. Je n'aime pas m'ouvrir sur mes sentiments. Je préfère rester évasif. Finir mon album et me concentrer sur le planning chargé des prochaines semaines, voilà ma priorité.

ALL NIGHT - PLKOù les histoires vivent. Découvrez maintenant