Chapitre 6.3

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14h. Je peux enfin passer un appel. Mon collègue répondra-t-il ? Je me dirige vers le poste téléphonique et intègre la file d'attente. Steven est bien le seul à ne pas m'avoir jugé et être resté neutre lorsque la nouvelle sur le sénateur est tombée. Le seul, aussi, à m'avoir aidé à me préparer à ce qui m'attendait.

Étant plus âgé de cinq ans et plus expérimenté dans le métier que moi, il m'a donné toutes les informations possibles sur le milieu carcéral et les conseils à suivre. Conseils qui, en réalité, s'avèrent peu utiles, une fois sur le terrain. Entre connaître les dangers des prisons pour homme et les vivre soi-même, il y a tout un monde.

Personne ne peut réellement prévoir les évènements qui nous tomberont dessus et rien ne peut guérir les traumatismes que l'on subit ici. Je repousse le sentiment de terreur lié aux années qu'il me reste à faire, mais mon estomac se tord de manière incontrôlable. D'avocat impitoyable, je suis passé au rang de petit garçon effrayé...

Dès que mon tour arrive, je m'empare du téléphone et compose le numéro. L'attente durant laquelle l'interlocuteur reçoit les informations sur l'appel est interminable.

Décroche, décroche...

— Allô ?

— Steven ! Oh, mon Dieu...

Je pousse un long soupir soulagé. Mon unique lien en dehors de cette prison... L'émotion me noue la gorge.

— Léo, c'est bien toi ?

— Oui, Steven, si tu savais comme je suis heureux d'entendre ta voix...

En entendant le klaxon d'un taxi, j'ai l'impression de m'engouffrer dans un tunnel vers l'extérieur. La liberté résonne dans mon esprit, entre mon oreille et le monde. Je ferme les yeux et inspire en m'imaginant l'air qui emplit les poumons de mon collègue. Les écrans géants de Times Square, l'agitation des travailleurs pressés sur les larges trottoirs des avenues, les touristes qui immortalisent leurs vacances aux côtés de personnes déguisées...

Je nous revois ensemble arpenter la Spring Street en direction de ma pâtisserie française préférée. Les odeurs des croissants croustillants, tout juste sortis des fours, les couleurs des glaçages sur les éclairs et les dessins délicats sur les mille-feuilles. Mes sens s'éveillent. J'ai l'impression de sentir la caresse du soleil sous ma peau. Même la fumée des pots d'échappement et le bruit incessant des travaux sous mon loft me manquent.

Le cri d'un détenu brise l'évasion. Mon esprit se reconnecte, mes yeux se rouvrent sur les barreaux à trois mètres de moi. L'odeur de la prison...

Je livre tout à mon collègue dans un flot de paroles avant même de le réaliser. Les maux qui me collent au corps, le poids qui pèse sur mes épaules. J'extériorise les blessures et l'humiliation que l'on m'a infligées, l'angoisse qui me comprime le ventre dès le réveil pour ne plus me lâcher ; la vigilance constante et les lynchages qui me guettent à chaque recoin de couloir, les menaces, la peur de mourir... la peur de tout.

Je ne suis plus Maître Pasquier, je suis ce garçonnet apeuré, contraint à rester debout même si chaque jour dans cet endroit le fissure un peu plus.

— Léo ?

Je reste muet. Combien de temps vais-je tenir ?

— Je vais consolider ton dossier avec les témoignages que je pourrai recueillir, mais tu connais le juge Reynolds...

Je hoche la tête comme s'il pouvait me voir.

— Tiens bon, OK ? Ce mec qui t'a défendu, tu ne peux pas te rapprocher de lui ?

— C'est le bras droit d'un chef de gang. Un gars comme lui ne respire pas le même air que quelqu'un comme moi.

Il soupire. À nouveau, le bruit des travaux. L'écho d'une sirène de police, une sonnette de vélo... Les larmes coulent de mes yeux. Rester au téléphone est plus une torture qu'autre chose.

— En taule, les gens ne sont plus les mêmes. Même un moine pourrait devenir dangereux. Tu dois te préparer à ce que ce genre de choses se reproduisent et t'adapter.

Ces mots s'impriment au fer rouge dans mon esprit. Pourquoi ai-je le sentiment d'être accusé de ma souffrance plus qu'autre chose ?

— Je dois voir un client, reprend-il, navré de me laisser dans cet état. Essaie de te faire des amis, reste avec ce... Elie ?

Ma voix s'éteint sur un marmonnement. Les mêmes phrases, les mêmes mots, le même sentiment d'impuissance.

Je raccroche et repars dans le couloir en tentant d'éviter tout contact avec les autres. Mon cerveau nage dans le coton. Un homme m'effleure l'épaule et projette l'odeur de son after-shave sous mes narines, le même que celui de Davis. Mes jambes flageolent, mon estomac se retourne. Je dois m'aider d'un mur pour continuer à avancer. Un rien me fait fondre de l'intérieur.

Comment suis-je censé créer des liens et bâtir ma survie alors que je ne suis plus capable d'interagir avec le moindre être humain ? « Fais-toi des amis » « Tu ne dois pas rester seul »...

Je me suis fait violer. Tout ce à quoi je pense en ce moment est de me cloitrer loin de tout. Loin des hommes. Attendre que le temps passe, dans le noir, sans plus rien ressentir. Mais je dois malgré tout aller vers les autres, être à leur disposition... Si je ne le fais pas, me rendra-t-on responsable de la suite de mes malheurs ?

Laissez-moi seul.

Je me dirige vers la salle dans laquelle je dois donner mon cours. Bien sûr, les lieux sont vides. À quoi bon attendre ici ? Personne n'a besoin de moi. En plus d'être faible, je suis inutile.

De roses et d'acier (MxM)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant