Chapitre 23.1

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PDV Léo

Des tremblements... Une morsure au corps, impitoyable... Que se passe-t-il ? Mes membres sont tétanisés et mon souffle se consume dans un océan de glace. Suis-je dans la réalité ? La rigidité poursuit son chemin en moi. Je dois bouger, bouger... !

Un énorme bruit de fracas m'arrache à mon sommeil. Je me redresse en sursaut, Rafael fait de même. Le sifflement tempétueux s'est transformé en vacarme.

Le blizzard s'engouffre à pleine vitesse dans le dortoir à travers une brèche dans la vitre. Mon regard se fige sur la fumée arctique, aussi rapide et destructrice qu'une gigantesque nuée d'insectes affamés. Le froid nous fouette le corps. Les détenus les plus proches de la fenêtre hurlent à peine tombés de leurs lits, aveugles et vulnérables dans le brouillard meurtrier. Je n'ose plus respirer tant l'air glacé me brûle la gorge. La mort blanche a déjà pris possession des lieux. Les hommes attrapent les premières couvertures qu'ils trouvent et fuient leurs emplacements pour se réfugier à l'entrée du dortoir.

En levant le nez, mes yeux s'écarquillent : une couche de gel se répand en ramifications depuis les fenêtres et tapisse les murs ainsi que le plafond telles les racines d'une plante venimeuse. J'effleure les barreaux du lit, blanchis et rendus collants par le froid. Mon rêve n'en était pas un, nous étions bien en train de geler dans notre sommeil... sans qu'aucun gardien ne s'en soucie.

— Léo !

La main glacée de Rafael se referme sur mon épaule. Je saute du lit dans l'instant. Nous nous rhabillons à la va-vite, il attrape mes couvertures et mon oreiller, me saisit par le bras et nous allons tous deux récupérer ses affaires, retrouvant Elie, Luiz et les autres par la même occasion, au niveau des portes closes. L'état de mon ami me surprend autant qu'il m'inquiète. Il est plus pâle qu'un linge et ses membres sont parcourus de violents frissons.

— Mon Dieu, Elie...

J'enroule mes deux couvertures autour de lui et les plaque sur son torse avant de palper ses joues. Sa peau est bleuie par le froid.

— C-c'est bon...

— Tu as tes médicaments avec toi ?

Il acquiesce, fébrile, et me présente sous le tissu un tube orange translucide. Rafael retire sa propre couverture pour la déposer sur mon dos. Nous échangeons tous deux une œillade soucieuse.

Les portes ont été enfoncées et tous les détenus s'agglutinent maintenant dans le couloir. Nous n'allions pas attendre qu'un surveillant revienne de sa pause donut pour mourir congelés ! Ce soir, la négligence dont nous sommes victimes est trop grave, elle aurait pu coûter la vie à Elie ainsi qu'à de nombreuses personnes. Si la tempête n'avait pas fracassé la vitre...

Nous sommes collés les uns aux autres, pressés contre la grille. Les premiers hurlent et tambourinent contre les barreaux tandis que des rixes éclatent à l'arrière pour fuir le froid de la salle. J'encadre Elie avec mes bras, contre un mur, afin de le protéger du mouvement de foule, mais avec ma carrure, je ne parviens qu'à me prendre des coups dans les côtes.

La chaleur humaine aurait été la bienvenue si nous n'avions pas été serrés comme des sardines. Le brouhaha, les cris des détenus en panique, les corps qui s'agitent et nous compriment... Mon rythme cardiaque s'accélère, une chaleur désagréable me monte à la poitrine. Non, pas maintenant, par pitié, pas maintenant... ! L'air commence à se raréfier. Pris d'angoisse, j'agrippe Rafael d'une main ; il me comprend à ce seul geste. Il m'attire dans son cou et crée un barrage autour d'Elie et moi avec ses bras puissants. Je me gorge de son odeur et ferme les yeux, secoué de tous les côtés. Puis, vient le bruit de la délivrance. La grille s'ouvre enfin...

Deux responsables de dortoir se présentent, emmitouflés dans des manteaux chauds. Cette vision en fait rager plus d'un, moi le premier. Nous avons beau être en détention, nous restons des êtres humains ! Comment peuvent-ils nous laisser dans de telles conditions ?

Les gardiens échangent quelques mots, puis s'adressent à nous sans plus de considération :

— Prenez vos matelas. Ceux à l'avant vont finir la nuit dans le dortoir B, les autres se dispatchent entre le C, le D et les salles communes.

J'enroule un bras dans le dos d'Elie. Nous serons donc environ quatre-vingt à joncher le sol d'un dortoir comptant déjà trois cents détenus...

L'horloge murale du couloir indique 2h15. Lorsque nous passons à côté d'une porte entrouverte, nous apercevons une petite télé allumée sur un match, derrière laquelle piaffent quatre hommes et deux femmes. Je grince des dents. Qu'attend Hamilton pour faire du tri dans cette équipe de bras cassés ?

Des effluves alléchants de café chaud et de pizza se dégagent des uniformes bleus des gardiens devant moi. Mes papilles s'éveillent. Depuis combien de temps n'ai-je pas vu de la nourriture qui n'ait pas l'apparence du vomi ou ne soit pas mouchetée de moisissure ? Je n'aurais jamais cru envier mon chien pour ses croquettes...

Mes yeux traînent sur mes camarades de peine, de toutes origines. Une profonde tristesse me gagne. Les inégalités et la discrimination m'étaient familières de par mon métier, mais je n'avais jamais goûté par moi-même aux conditions déplorables des laissés pour compte. Je baisse la tête, conscient (et presque honteux, en cet instant) d'avoir joui des privilèges accordés aux blancs de bonnes familles, de m'être plaint de la rigidité extrême de mes parents, alors que j'ai toujours été sécurisé par un excellent confort de vie. Les souvenirs des gifles deviennent dérisoires quand on sombre dans la précarité.

Un jeune portoricain m'adresse un regard misérable. Je le dévisage avec empathie. C'est tout juste s'il est majeur... À sa sortie, ce gamin se retrouvera à la rue, confronté aux mêmes dangers et tentations qui l'ont conduit ici. Je ne lui laisse pas un mois avant de replonger dans un trafic quelconque pour assurer sa survie. Le taux de récidive augmente malheureusement pour les jeunes détenus tels que lui.

Je me rapproche et pose une main sur son épaule.

— Demain, viens me voir.

Il fronce les sourcils.

— Je n'ai rien pour te payer.

— Tu n'auras rien à payer, je m'occuperai de tout. Tu sortiras avant l'heure et tu auras une nouvelle vie.

Il me fixe, hébété, mais après quelques secondes, une lueur d'espoir naît dans ses grands yeux noirs. Je ferai tout mon possible pour rattraper mes erreurs...

— Tu sais que tu ne pourras pas tous les aider ? me fait Rafael.

— J'en sauverai le maximum. Et puis, ce n'est pas comme si j'avais autre chose à faire, ces cinq prochaines années.

L'accueil que nous réserve le dortoir A est aussi glacial que la température extérieure.

— Dégagez !

— Y'a pas de places pour vous !

— Vos gueules ! Ou vous finirez la nuit dehors ! tonne la gardienne, sortie de la vigie. Plus vous serez nombreux, plus vous vous tiendrez chaud.

— Je veux bien que vous me teniez chaud, surveillante Brown, lance un blanc.

Des sifflements enjôleurs se font entendre. Brown s'avance vers lui et le réduit au silence d'un coup de matraque dans les côtes. Elle se tourne vers nous et désigne le sol.

— Dortoir B ! Posez vos matelas dans les allées, en ordre et en silence !

Emma arrive en trombe, paniquée.

— El... Simon !

Sa tenue rose, sous son manteau à fourrure, laisse à penser qu'elle sort tout juste d'une garde à l'hôpital. À notre grand soulagement, elle parvient à négocier l'installation d'Elie et de quelques personnes vulnérables à l'infirmerie afin de veiller sur son fiancé. Contrariés à l'idée d'avoir des morts à gérer, les gardiens acceptent sans discuter davantage. Je souris à mon ami, rassuré de le savoir à l'abri pour la nuit.

Lorsque je tourne la tête, je réalise que j'ai perdu Rafael dans l'attroupement. Mieux vaut me poser quelque part et l'attendre...


De roses et d'acier (MxM)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant