Ania.

19 avril 1912.

Mes poings ont fini par se défaire après quatre jours d'intenses frustrations.Mes bras se relâchèrent contre mon torse.Et je pleurais plus doucement pendant que je fondais en eaux.

C'était une annonce d'Halifax.Mais je ne préfère pas faire confiance à ne serait-ce qu'un caractère orthographique de la White Star Line après ce qu'ils ont fait faire.

Ils avaient besoin de nous pour l'identification de cadavres,pour notre connaissance des familles qui ont disparu en entier,on nous ferait venir faire ce boulot au Canada.

-Je ne le supporte pas et tu le sais,a fait Katty.

Et elle croyait que moi je le supporterais?Pourtant,si personne ne vient réclamer le corps,après c'est fosse commune.Je devais donc ne pas traîner.Edmée était aussi stupéfaire que moi de l'apprendre.

-ils ont fait vite,a spontanément constaté Alizzia.

-Tu parles!ajouta Katty.Ils n'arriveront pas sur Terre avant milieu mai.Nous serons déjà rentrés en France!

Leslie nous écoutait.Elle était allongée sur son lit,le nez en dehors de son bouquin pour adolescente,et ses yeux et sa bouche étaient clairement celui d'une ado un peu gourde qui était attentive.

-Qu'est-ce qu'ils ont prévu de nous faire faire aujourd'hui?je demande.

-Statue de la liberté,a fait Katty en levant une main agacée en l'air.

Plus tard,dans la journée,Martin dira à mon insu ces propos qui me pétrifieront à jamais.Il essayait,en bon membre de l'office du tourisme,ancien steward stagiaire,de faire ressortir l'intérêt scolaire de ce cadeau des français aux américains.

-Non,ceux qu'il faut admirer,ce sont Ania et Katty.

-Pourquoi?ai-je fait à la fois flattée et anxieuse de la réponse.

-Parce que vous ne vous suicidez pas.

Me faire entendre que j'avais de bonnes raisons d'être malheureuse est toujours comme un coup sur la tête.J'ai l'impression qu'on coule du béton armé sur ma boîte cranienne.Je savais bien que depuis mon enfance on avait conspiré contre mes idéaux,et je ne sais pas si Martin l'ignorait ou non.

-Elles ont fait deux choix insensés.Celui de rester sur le bateau lors du naufrage.

Et alors que tout semblait perdu,alors qu'elles auraient pu rejoindre leurs amours au fond,elles se sont battues.Je me souviens encore de ces longues nattes qui flottaient sur la mer de glace,qui auraient pu être la vision d'un émouvant cadavre,mais qui étaient la preuve de la formidable résistance de certains êtres vivants.

Mon visage marquait la plus intense des perplexités.J'étais de mon côté en train de noter ce discours sur mon cahier de voyage,devenu roman-témoignage.J'ai levé les yeux vers la torche de la Statue comme si elle pouvait me comprendre et m'aider.En me demandant doucement ce que j'ai fait pour mériter ça.A l'autre bout de la planète,son idole Tagoveny eut 30 ans.

Nous avons passé la journée à nous balader aux quatre coins de la ville comme si cela pouvait nous rendre service,plus que de nous morfondre en convalescence en tout cas.Avant de retourner dans notre appartement.Arrivés dans le hall,nous étions censés organiser pour nous une soirée jeunesse.Mais Edmée nous fit un discours nous sommant impérativement de rester sur nos gardes.Pourquoi?Elle aurait croisé dans la ville,comme des fantômes,un groupe de jeunes nous ressemblant étrangement...

Cela nous glaça.Et il n'y eut point de fête.

-Allons bon,fit Alizzia,ils savent plus quoi inventer!

Sans doute Edmée était-elle pressée.Cette excursion scolaire qui avait viré au cauchemar la mettait en retard dans son travail d'enseignant.L'année prochaine nous préparera au lycée.Et je n'espère pas intégrer n'importe quel lycée.Ce que je veux c'est un lycée de danseuses.Mon père allait encore me passer un savon pour ces futils désirs même si je sais qu'au fond de lui-même il apprécier l'idée.

Cette nuit là je la passais dans un coin de fenêtre.Car résonnaient en moi autre chose que les souvenirs du naufrage,une autre forme de douleur.Je me souviens des guitares,de l'accent,de l'amour.De ce pays vert de gris et lunaire dont il me parlait.Et j'ai pensé à ceux qui réclameraient l'enveloppe de leur âme,aussi.Ceux qui étaient censés les accueillir,les aider dans leurs nouvelles vies.Eux non plus,ils n'ont rien pu faire.

4 jours s'étaient écoulés depuis sa mort.Qu'est-ce que tu fais Tristan?Tu ne penses plus rien,tu ne vis plus rien,tu dérives.Je ne cesse de ressasser chaque détail de ces six jours passés en sa compagnie.Je l'avais follement aimé,il m'avait sauvé,de toutes les manières dont une personne pouvait être sauvée.A présent ce n'est qu'un nom dont je me refuse à taire l'existence.Je ne veux pas que Tristan soit ramené au rang de secret d'histoire,de famille,de conquête féminine douloureuse.Il est beaucoup plus que cela.