Ania.

13 août 1912.

J'ai 14 ans aujourd'hui,quoi.C'est bien,non?Aujourd'hui ça fait un an que je tiens ce journal,et ça fait d'ailleurs plus d'un mois que j'ai pas écris dedans.

Mon treizième anniversaire est lointain.Il ne m'en reste qu'une lointaine réminiscence séparée par des kilomètres cubes de barbelés d'évènements.De nouvelles neiges sont tombées en Islande depuis l'arrivée d'Aïsha,indiquaient ses lettres.

Il est prévu qu'avant la rentrée des classes nous partions en Islande,ou bien ce sera pendant les vacances d'automne.J'avais terriblement envie d'y aller moi aussi.De fouler du pied ces terres encore vierge et sifflante de glace.Là où Aïsha créée la neige et avec elle un petit mystère autour de sa personne.Dans un silence où elle peut écrire de la poésie,dessiner,aimer.Mais pour la rejoindre il faudrait prendre le bateau.Et ça,j'en suis incapable.Ce n'était pas interdit,mais une règle que je n'ai jamais écrite ici m'en empêchait.

Je n'ai pas reçu d'autre carnet pour mon anniversaire.Bizarrement,j'ai eu une pierre.La pierre qui permet soi-disant de voyager entre le temps et les dimensions.Quand on reçoit un cadeau de cette importance,la meilleure façon de communiquer son respect et sa reconnaissance est de se taire.Même si j'imagine que ce doit être un héritage très ancien:cette pierre ne manifeste son pouvoir que quand elle le décide.Et j'en serais donc la gardienne.

On aurait tendance à penser que je serais à l'aise avec cette situation si je me mettais à bavarder de toute autre chose.Je ne me sentais pas suffisamment épanouie avec ma position de magicienne.Et pourtant,au cours de ma fête d'anniversaire,je n'y ai pas pensé une seconde.Il y avait d'autres choses qu'il fallait que je sache.Par exemple,j'ai tout de suite voulu savoir ce qu'étaient mes autres cadeaux.

-C'est une boisson qui fait dormir,m'a expliqué ma mère.Tu manques de sommeil,Ania.

-Est-ce que cette boisson nous prive du sommeil paradoxal?

-Oui,si elle fonctionne.

-Tu n'as pas pensé à tester sur toi avant?

Elle a bien pris le temps,avant de répondre à ma question,de racler les bords de la coupelle en bois noir remplie à ras bord de gâteau mousseux au chocolat,puis en avalant doucement histoire d'avoir la bouche pleine le plus longtemps possible.Puis elle est sortie déposer une coupelle de lait russe pour le chat des voisins qui aimait les produits de luxe de la maison.

-Tu sais,je n'ai pas envie de ne pas faire de rêve du tout,lui ai-je dit pendant qu'elle nourrissait le chat.Il n'y a que dans mes rêves que Tristan sommes réunis,et ce sont mes plus beaux rêves,quand il vient me voir.Non seulement ça n'arrivera pas dans la vraie vie,mais chaque rêve se finit par son visage derrière la vitre d'un métro.Si cette pierre avait le pouvoir de ramener les morts à la vie,de retourner dans le passé,je pourrais tout changer et ce serait le plus beau jour de ma vie.

-Est-ce seulement possible?Ce sera à la pierre d'en décider.

-Je sais.En attendant,le seul moyen de rendre visite à Tristan m'est de rêver.

-Tu sais,Ania,je ressens la même chose quand je pense à ma famille disparue.

Je savais qu'elle ne le disait pas pour me faire culpabiliser.Elle n'était pas assez perverse pour essayer d'effacer ma douleur par la sienne.Toujours est-il que cette fin de soirée avait le goût froid des fonds de bol où Sasha râclait du chocolat.Le soleil a fini par se coucher et la cuisinière par remballer les desserts pour le lendemain matin.

Bref,c'était l'été de mes 14 ans et on n'a rien fait.Sasha a un peu râlé,mais on n'est pas partis à la montagne.J'ai vu un médecin psychiatre pour lui parler de mes problèmes,et il m'a conseillé de venir souvent passer des séances à l'hôpital.

Toutes les semaines.Pas moyen de se libérer pour partir à la montagne.Mais comme disent mes parents,on partira cet hiver,ils le disaient pour me rassurer.

Si je ne partais pas,c'était aussi pour me concentrer sur la danse,que Tristan m'avait fait promettre de continuer.J' revois mes amies.Ma prof de danse,qui arbore le même chignon,le même tutu de toile bleue,les même petites lunettes,les mêmes encouragements devant mon idée fixe,celle de progresser et d'aller cueillir les étoiles aux sommets des sapins.

14 ans c'était trop jeune pour mourir sans rien voir.

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