Ania.

Whisky et cornemuses (l'enterrement).

2 Mai 1912.

J'avais pas forcément envie de rigoler en sortant là-bas pour prendre cette voiture qui nous ramènerait vers le village de Tristan,à la frontière entre Lowlands et Highlands.Après avoir noyé ma tristesse dans une romantique contemplation du paysage,je me suis retrouvée à deux trois maisons de "la grande"comme ils appellent,celle avec suffisamment de pièces pour y mettre toute la famille.

-Si j'en crois l'architecture de la maison,les parents se seraient arrêtés à Tristan,ils auraient eu les moyens de lui payer un billet de seconde classe,et nous aurions pu être sauvés tous les deux.

Plus  encore que la famille de Tristan que je n'avais jamais connu et qui de loin me mettait mal à l'aise,j'aurais égoïstement aimé que mes amies soient là.Je ne saurais pas dire à quel point la manoeuvre,la façon d'enterrer,si vous voulez,m'écoeura.Tout d'abord,j'ai trouvé la présentation de la saga familiale des Sage niaise et bêtasse,tellement en-dessous de la réalité.Je m'attendais à quelque chose de sauvage,d'honorant,de profondément endeuillé.Je m'attendais presque à ce qu'ils versent du whisky sur sa tombe,comme si on verserait de la vodka cassis sur la mienne.Par contre,j'ai bien entendu la cornemuse.C'était à de la guitare que je m'attendais.

"Mais c'est joyeux"m'étais-je dit avec autant de consternation que si je m'étais dit "mais c'est antisémite!"

Ce que j'ai vu de plus antisémite,c'est la croix celtique.Vestige très ancien.

-Je vois bien que vous êtes perplexe,a dit une rousse en noire,au-dessus de moi comme pour me surveiller durant toute la durée de la cérémonie.

Voilà ce que je me suis dit:elle est écossaise,vu son accent et ses cheveux,elle connaît les enterrements écossais.Et elle a l'air aussi blasée que moi.

-Pauvre Tristan,il va bien se sentir orphelin dans sa propre terre.

-Hé oui,il sera le seul à jouir d'une sépulture.

Jouir d'une sépulture.Comment peut-on dire ça d'un enfant qui venait de mourir?

-Ania?me demanda sans doute une illustre inconnue,qui devait soudain m'accorder de l'importance,moi qui avait débarqué à la fin de sa vie?Est-ce que tu voudrais lire un texte pour Tristan Sage?

-Mon anglais n'est pas assez bon...

-Il t'a quand même permis d'entretenir une histoire d'amour avec lui...

Cette phrase m'éléctrisa.Je ne sais toujours pas si mon expérience est plus difficile ou non que celle de ceux qui l'ont connu en tant que membre de la famille.

-A part Tristan Sage,je n'ai jamais connu personne de ce nom.Sauf le personnage d'un livre que j'ai étudié l'an dernier,et qui par extraordinaire,tombe amoureux d'une jeune fille sur un bateau.Cet amour les a conduit à leur perte...comme c'est le cas ici.

Cette fille,elle n'était ici que pour se changer les idées,pas pour craquer devant le regard noir d'un écossais.A présent,elle doit tout faire pour chasser la sensation des lèvres du défunt contre les siennes,car oui,même si il est immobile et sans conscience aucune depuis deux semaines,que quand je me tairais je n'aurais plus aucune chance de revoir les reliefs de son visage,j'ai envie que là maintenant il m'embrasse.

J'avais sauté l'étape de l'amour naissant.Je l'ai rencontré quand il m'a sauvée.Et moi je n'ai pas réussi à le sauver.Pourtant,je suis là.Nous ne sommes pas morts dans les bras l'un de l'autre comme Yseut et Tristan.Si je suis là,c'est pour que personne n'oublie ce qui est arrivé à cette famille.

Ils ont tous acquiescé,sans applaudir,car ce serait déplacé.Puis l'estomac de certains se manifestant trop souvent,dont le mien,j'ai rejoint les autres à une longue table,profitant d'un plat chaud offert.Ironie du sort il s'agit de poisson.Ma tristesse et mon anglais approximatif furent une bonne excuse pour ne parler à personne.Maintenant,il ne me restait plus qu'à rentrer à Paris.J'avais l'impression que j'avais fui ces lieux à jamais,à présent je voulais absolument les retrouver.Après,je rejoindrais Kitty à Southampton.Je n'avais pas forcément envie d'y aller,mais si je pouvais la retrouver là-bas,hé bien j'irais.Je l'imaginais dans une situation semblable,parallèle à la mienne comme le sont nos destinées.J'aimerais tellement la recontacter,manger en tête à tête avec elle...Ou alors je me contenterais de l'enlacer fraternellement de façon plus douce et féminine.Il fallait aussi que je me trouve une excuse pour l'inquiétude que j'aurais causé à ma mère.Quand elle apprendra la raison,elle comprendra.