4 avril 1912

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Nous attendons toujours ces nouvelles robes qu'il fallait absolument que je porte pour mon arrivée à New York.Ma mère et moi sommes assises sur le canapé,presque enveloppée dans la longue traînée verte qui le recouvre,et nous aurions l'air accablée si l'on nous prenait en photo.On attendait alors que mes deux soeurs dormaient déjà,et pendant ce temps là,je révisais des leçons que j'avais peur d'oublier le lendemain.

Eh bien,le lendemain,j'avais l'air fatiguée,mais heureuse!Comme ce ne sont pas des manières d'avouer avoir attendu des robes pendant toute une nuit,oui je sais mon collège a des moeurs étranges,il fallait que je me creuse vraiment les méninges à la pelle pour trouver une histoire plausible,ne faisant surtout pas référence au voyage de classe.Pas un bal,non,un bal organisé dont elles n'auraient pas entendu parler fairait honte.

Mais n'ai-je pas décidé que de toute façon dans une semaine,j'aurais tout oublié de cette épisode tellement je serais heureuse d'être sur ce bateau?Je pense que justement le fait de baratiner devant tous les élèves du collège m'aidera à faire table rase.J'ai avoué qu'il s'agissait d'une petite maladie qui les laissera espérer que je serais absente.

C'est ce que j'ai répondu en rabattant le clapet de mon journal intime,oui j'écris dans la cour ça m'aide à me sentir moins seule,et elles se sont moquées de moi.C'était la bande à Amy Tancrédie.Comment peut on se moquer,ce serait la chose la plus terrible qui pourrait arriver,ce qui en fait en même temps la plus plausible.Je ne me fais aucune illusion.

Albert m'a récupérée à midi en voiture,le mercredi après-midi nous n'avons pas cours.Il me pose des questions sur ma matinée d'un air innocent et détaché,c'est Albert quoi.

Au fait,il a  effectivement des ancêtres juifs.La cuisinière n'a pourtant pas demandé le divorce.

-Ah là là ,fit maman,ça a quand même valu la peine d'attendre quelques ultimes jours pour avoir des nouvelles de ces belles robes à carreau!

-Il y a plus distingué,maman,fit Aïsha.De toute façon,grâce à notre assurance,nous aurions pu en avoir de bien plus belles sans avoir à payer de nouveaux frais supplémentaires.

-De toute façon,je préfère récupérer les originales,les premières,les vraies plutôt que de toujours racheter des nouvelles.Et puis c'est joli les carreaux,je crois que c'est ce que porte les petites anglaises,non?

-Les ecossaises,maman,je réponds,même si ce sont aussi des britanniques.De toute façon on ne passe qu'une journée en Angleterre.

-Mais tu es contente?me demanda maman d'un air soudainement inquiet.

-Oui oui j'ai répondu les yeux dans le vague.

-Et si on allait pousser jusqu'au parc?On se ferait une petite sortie en ville car rappelle-toi,après dimanche,tu ne me vois plus!

L'idée d'aller en ville et de me détendre,même si je suis loin d'être tendue,était loin de me déplaire.Evidemment,aucune boisson alcoolisée ne passera la barrière de mes lèvres.A 14 ans,même avec des antécédants on craint toujours de prouver une tolérance zéro à ce qui se présentait pourtant comme un tout petit cocktail.

J'avais l'impression d'avoir enfin atteint la mer de chocolat fondu doré qui se trouvait au bout du tunnel noir.Mon rêve se concrétisait,après des mois à supporter les railleries cruelles de mes condisciples.

Albert nous a déposé en voiture devant un petit café branché,je claque la portière et me met à rire dans les bras de ma mère car il était en grande forme ce nouveau juif.

Le décor est chaleureux et chargé d'histoire,comme on les aime.Mon odorat n'a jamais été aussi alerte à cette bonne odeur de chocolat.Je sentais déjà 4 grammes de graines de cacao se déposer sur ma robe.Les conversations des femmes autour éveillent grandement mes soupçons.

Ca parlait de deux étudiants irlandais du collège pour garçon d'en face.Deux filles de la classe supérieure s'égosillaient et écumaient de rages à leur propos,et semblaient tellement décalées avec leurs tasses de café juste devant elle,et leurs robes à fleurs qui leur serraient les nichons.Les corps de ces blondes platines tremblaient de toute part et je craignais que leur corset ne se rompe,à moins que ce ne soit le corset lui même qui leur bloque le sang.

-Calme!Calme!je criai,certaine que d'autres me gens soutiendraient ma position.

Ma gorge devint subitement sèche.Je cherchais des yeux un support quelconque,et ma mère a réussi son numéro de magie en disparaissant soudainement,sans bruit,comme si elle s'était envolée dans un nuage de vapeur d'eau.D'un côté,ça expliquerait comment elle a pu échapper aux pogromistes et de l'autre .

-Comment tu veux que je me calme?!

Bon,ça va,c'est tout ce que j'ai eu comme reproche,on aurait pu s'attendre à pire,et je pars chercher ma mère.Elle allait déjà se chercher de la bière,fille d'ivrogne,va.

-De toute façon ce n'est pas moi qui conduit.

-Moi non plus pourtant je ne bois pas d'alcool.

-Mais tu n'as pas 39 ans comme moi!

Elle était changée,justement,elle avait l'air plus jeune et moins réservée.

-Madame,lui dit soudain quelqu'un,vous avez fait tomber votre carte d'identité!

Elle l'attrappa sans remercier l'homme.Il la laisse la reprendre sans rien lui demander que ce soit,après tout nous sommes tous riches ici.Elle tend le bras et reprend avec un sourire poli sa carte d'identité.Elle avait sûrement peur que cet homme le lise et découvre qu'il s'agissait d'une femme qui n'était que française de papier.Comme si elle avait quelque chose à craindre.

Peut-être que c'était le cas,si.J'aurais dû savoir que c'est précisément lorsqu'on se croit hors de danger que les choses se compliquent réellement.Car la seconde d'après,cet homme qui avait essayé de l'embrasser se retrouva avec une légère ecchymose sur la joue droite.Elle maintenait cette brute avec l'aisance d'un soldat d'escorte surentraîné.Je n'en revenais pas.Ce n'était pas possible pour moi.

-Tu te sens bien maman?

Une éternité se passe avant que ce pire cauchemar venu des profondeurs de l'extrême orient ne désigne me répondre:

-Maintenant,oui.

-T'as dû bien apprendre à te défendre,est-ce ton enfance passée à découper des poulets?

-Non,ma petite,moi je lisais des livres,et je jouais dehors.

Nous finissions par redevenir enfin un peu seule au monde et personne ne nous observait quand nous sommes sorties.On s'attendait à plusieurs menaces de mort à leur encontre.J'observai en revanche les narines de l'homme à la carte frémir nerveusement comme si nous ne perdions rien pour attendre,avec un peu de chance il s'agissait de monsieur maclaret.Je n'en reviens pas,enfin,c'est le monde à l'envers!dirait ma mère.

Elle devait quand même avoir une haute estime d'elle même pour être autant outrée par un petit baiser.

On est rentrée le soir,tard,albert nous a raccompagné,et je pense que ma mère ne tient pas l'alcool on se demande vraiment comment elle a survécu en Russie,il y avait tellement de choses là-bas qui voulaient la tuer.Elle répétait les phrases comme si elle était complètement perdue par son taux délirant d'alcoolémie,pour un peu j'en aurais fait une petite déprime personelle.

Le mythe s'était effondré.

Ania.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant