L'amour.

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4 avril 1916.

Nous l'avons fait,enfin. Alors que c'est interdit, qu'on est pas marié, qu'on a rien à y gagner, enfin je ne pense pas que ce soit autorisé, du moins je ne me rappelle pas avoir vu une amourette aller aussi loin que la nôtre, et je n'ai pas d'explications à cela, toujours est-il que je me suis retrouvée sur mon lit, les larmes roulant sur ma joue bombée et blanche en pensant à ce que je venais de faire, contemplant le ciel depuis notre cachette, un ciel préservé de la pollution lumineuse qui régnait autour des fenêtres de notre école, Martin m'entend renifler, je comprends qu'il s'inquiète, qu'il se demande s'il n'a pas échoué quelque part. On l'avait sans réfléchir aux conséquences, à ce qui pourrait nous arriver. Oui vous comprenez je l'avais aimé à ce point.

Moi je m'aimais pas pour ça. Certes c'était pas comme si je m'étais précipitée sur le premier homme que je croiserais. Mais les raisons de mon plaisir n'avaient rien à voir avec Martin. Qu'est-ce que ça voulait dire, que je l'aimais plus que je ne le croyais? Non ça voulait dire que Martin était un bon coup rien de plus. Un très très très bon coup, mais un bon coup. Ce qui est terriblement terre à terre comme vision mais même si ma grand-mère venait des étoiles, la vie a fait en sorte que je ne vois pas le monde autrement.

Mais comment en sommes-nous arrivés là? Comment a-t-on pu en venir ici?

Je vais rembobiner, comme avant une séance de cinéma. Je revois ce qui s'est passé avant. Les neiges ont été très tardives en 1916. Et je dois reconnaître y avoir légèrement contribué. J'avais des gants gris et le chapeau des patineuses canadiennes, en fourrures beiges, et je me suis élancée à vitesse fulgurante sur cette route pourtant parsemé de morceaux de gros sels et sous mes pieds je sens se former le verglas. Ce verglas vient juste d'un contact entre le sol et moi même. Je me suis arrangée pour attraper la main de Martin qui avait avancé dans la rue sans moi, dérapant pour l'entraîner sur cette pâtinoire improvisée, juste devant les bâtiments qu'on commençait déjà à exproprier, qui commençaient déjà à se perdre. Le poids de Martin me ralentit un peu sur la glace, mais j'arrive quand même à l'entraîner dans une forme de danse avant de me projeter contre sa masse de muscle sculptée par la danse et enserrée dans un long manteau noir. Un photographe de passage trouve ça beau. Après la révolution de 1917, la belle image de ce blond aux yeux bleus et de cette fille toute en nattes jupes et fourrures vaudra bien plus cher qu'aujourd'hui.

Pourtant quand je lui avais dit au mois de novembre que c'était non, que j'ai tourné les talons pour pas qu'il voit mes larmes, il n'avait pas sourcillé. Peut-être que parce que je n'avais exprimé aucun regret il avait tenu à faire de même. Alors que cela faisait deux ans que l'on donnait l'illusion de sortir ensemble et que j'avais passé mes vacances chez lui, et que j'avais adoré cet endroit, il était d'accord pour ne plus me parler. Mais comment j'ai pris cette décision? Pas sur les conseils des filles de ma chambre en tout cas. Des deux chambres.

On traverse actuellement en Russie une zone de turbulence particulière, exactement comme en France. Le 21 février avait commencé la bataille de Verdun. Mon père y était sans doute. On savait que j'étais la fille d'Abel Pietroucheka. On aurait tenté de me joindre alors qu'il n'y avait personne à la maison et qu'on ignorait toujours ce que pouvaient bien faire sa femme et sa benjamine. Waysa vivait dans un pays complètement en paix avec ses deux bébés de plus d'un an.

Ce n'est qu'une période de trouble, une zone de turbulence me disais-je pour me rassurer. Je dois souvent m'accrocher aux accoudoirs du fauteuil de ma chambre, aux barreaux de mon lit, pour tenter de mépriser la panique qui me gagnait par à coup. h

-Quelle danseuse tu aurais pu être, m'avait un jour dit Marusia si ta mère était restée en Russie...

On pourrait croire que c'est maladroit, mais oui elle aurait pu rester en Russie, elle et mon père auraient pu placer leur entreprise en Russie. Anya Pietroucheka ça aurait moins attiré l'oeil et puis il fait plus froid.

Mais pourtant début avril il m'interpella. Ce n'est même pas moi qui suis revenue vers lui, l'hiver et Marusia m'apportaient déjà ce dont j'avais besoin.

-Bonjour,me lance-t-il.

J'étais en train de lire un livre de technique sur un banc. Je commençais à me destiner à l'enseignement de la danse , et j'aurais pu lui dire que comme ça je serais une meilleure prof que sa maman, car je ferais attention aux enfants en difficulté sociale.

J'ai hésité à faire comme si on l'avait effacé de ma mémoire et lui demander son prénom, mais clairement je trouvais ça débile.

Alors j'ai juste répondu salut en rangeant mon livre dans le sac. J'avais un truc à raconter à quelqu'un et ça ne pouvait pas l'être à Marusia. Sa famille était royaliste ce genre de chose se sait au lycée. Je lui ai dit que j'avais revu ma mère. Et après? J'allais pas lui avouer que j'avais des pouvoirs. J'aurais vraiment aimé avoir à le faire. C'est Marusia ça fait un an que je la connais. Elle doit être la personne de qui je suis la plus proche pour l'instant, dans cette école de danse, mais clairement je ne vais pas la mettre en danger en lui parlant de ça. J'avais pas envie que notre amitié change de nature, qu'elle prenne peur ou qu'elle soit fière d'être mon amie juste à cause de cela.

-Martin je...Gerusha, ma mère est revenue à St Pétersbourg en janvier,ai-je fait et il se précipita dans mes bras,s'abandonnant à la consommation de ce grand soulagement.

-Gerusha...

-Elle est repartie malheureusement, j'ai expliqué, Gerusha m'a entraînée à pleins de veillées communistes, pendant sa présence. Elle savait ce que ça pourrait signifier pour moi et même pour nous. Tu sais ce qui est arrivé à Tristan. Il n'avait aucun rapport avec la Russie mais comme ça on le vengera.

-Et ton père?Il va devenir quoi?

-D'une mon père est en France et deux...On sera autosuffisant en glaçons c'est déjà ça, il pourra travailler dans une usine de glaçon et être félicité en tant qu'ouvrier.

-Mais ça c'est complètement capitaliste...

J'étais sur le banc et je le regardais d'en bas. Les gens commençaient à me reconnaître dans la rue, en me parlant de mes dernières représentations. Donc ça allait mieux et son absence se voyait plus ainsi.

-Et ta mère elle est où maintenant?

-Tu te rends compte du danger qu'on courait j'espère? Elle est repartie chez elle. Je lui ai dis que je ne pouvais pas l'accompagner.

-Et comment vous vous êtes rencontrées ailleurs?

-Dans les faits on ne rencontre jamais vraiment sa mère on est un morceau d'elle.

-Anya je t'en prie réponds, tu vois pas que je m'intéresse à toi.

-Elle est venue me voir alors que j'étais venue fumer dans la rue devant le lycée, déguisée en vieille sorcière de conte, tout simplement et elle m'a entrainée avec elle après que je l'ai reconnue. Ma mère. On était en décembre et elle elle devait avoir vraiment froid.

Sasha l'attendait là-bas, en fait elle était déjà partie dans cette virée depuis leur squat.

-Pourquoi t'es pas venue en été maman tu dois mourir de froid!

-Parce que tu crois que je le pouvais?Dés que j'ai pu je me suis précipitée à tes côtés ma petite fille!

Elle n'a passé qu'une semaine ici. J'étais si enchantée de voir ma mère partager ces idées , prendre de l'initiative, acquérir de l'importance dans ce domaine. Encore plus que j'étais heureuse de la voir. J'aimais tellement ma mère,autant que la petite Sasha l'aimait. Elle avait 13 ans et moi 17 mais cela faisait bien longtemps que l'on avait oublié nos âges à force de grandir.

-J'aime tellement maman,Martin.



Ania.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant