Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]

UN PARFUM DE CULPABILITE(juin 846)Darius Zackley

Je tiens la porte ouverte tandis que le pauvre homme fait ce qu'il peut pour ne pas traîner les pieds en se dirigeant vers la diligence. Il continue de faire bonne figure après cette entrevue plus qu'embarrassante pour ses compétences de leader... Quand il porte son poids sur le marchepied, je reste fixé sur son profil, toujours avide de déterminer s'il possède réellement un point faible.

Mise à part la petite cicatrice qu'il arbore au front, je ne distingue rien. Les rumeurs seraient donc vraies ? Erwin Smith aurait-il vraiment un coeur de pierre ? Ce n'est pas moi qui m'en indignerais, un sensible ne servirait que peu mes plans personnels. Tant qu'il reste debout, il sera utile. Il m'appartient de redresser son ego ; il n'est pas temps qu'il s'écroule, pas encore...

Nous nous installons sur les banquettes, face à face, sans dire mot au début. Comme je dois me rendre au QGR, j'ai décidé de profiter de ce véhicule moi aussi. Impossible de deviner si ma présence l'ennuie. Tout comme moi, il joue parfaitement le jeu de la diplomatie. Je croise les bras et me remémore un moment la réunion extraordinaire qui vient d'avoir lieu.

Dork et Pixis n'étaient pas les seuls invités ; une ribambelle de parlementaires ne se sont pas gênés pour venir accabler Smith. Seulement par principe, car en vérité, nombre d'entre eux étaient bien contents du résultat de cette expédition. Tous ces civils gênants éliminés, ils vont pouvoir se sentir plus à l'aise dans leurs palais désormais, à chier dans la soie. Smith est resté très digne, se contentant de faire son rapport presque sans cligner des yeux, sans les regarder, sans lever la tête.

Quand il a commencé à énumérer les pertes civiles et militaires, je pouvais sentir la salle bouillir. Ses nobles se frottaient les mains en pensée. Cela ne m'a fait ni chaud ni froid, personnellement. Je ne m'attendais pas à autre chose, je n'ai donc pas fait semblant de m'apitoyer sur le sort de ces gens. L'essentiel, c'est que le bataillon et son cortège d'originaux aient survécu. C'est tout ce qu'il me fallait. Et même si cette expédition a été un fiasco, les explorateurs seront malgré tout portés aux nues par une grande partie de la population pour leur tentative héroïque. Les choses se remettront en place d'elles-mêmes.

Je me demande seulement si Smith restera ou non à la tête du régiment. Se sent-il encore les épaules ? Je pèse le pour et le contre rapidement. C'est sans doute le major le plus doué que le bataillon ait jamais eu. Il sait manier les hommes, les prendre par le coeur et les emmener avec lui en enfer de leur plein gré. C'est un talent rare. Sans compter son intelligence hors normes. Il pourrait peut-être devenir un souci pour moi à l'avenir, si je le laisse aller trop loin. Mais pour l'instant, j'ai encore besoin qu'il continue son travail. Je dois juste m'assurer de pouvoir le guider où je veux encore un moment...

Allez, montrons un peu de compassion, cela ne me coûte rien. Je pose ma main sur l'épaule du jeune homme dont les yeux semblent perdus dans le vague, occupés à scruter le paysage à l'extérieur, et adopte mon ton le plus mielleux. Soyez rassuré, Smith, le bataillon ne sera pas démantelé, vous avez fait le bon choix. Et vous avez sauvé les meilleurs éléments, si j'en crois votre rapport. Il hoche la tête machinalement, mais sans me regarder.

Vous pensez à ces réfugiés qui n'avaient plus rien à attendre de la vie si ce n'est retrouver leurs foyers ? Je suis sûr qu'ils ne vous en voudraient pas d'avoir essayé. Souvenez-vous, ils voulaient tous y aller. Cet espoir était peut-être vain, mais il convient de ne pas faire perdre ses illusions au peuple. Nous avons tous un rêve qui nous pousse en avant. J'en ai un, moi, et vous aussi, je suppose. Vous pourrez le poursuivre grâce à vos actes. Dans ce but, on ne peut guère s'encombrer de scrupules. Bientôt, vous serez en mesure de recruter de nouvelles têtes. Ne doutez pas que les candidats afflueront.

Smith me regarde enfin et demande quand les cadets seront aptes. Ah ! je vois qu'il est de nouveau prêt à servir les bons discours ! Les sessions en court ne prendront fin que l'année prochaine ; mais rien ne vous empêche de démarcher parmi les autres régiments en attendant. Je formulerai une demande d'augmentation de salaire pour les explorateurs afin de motiver tout ce petit monde. Vous reprendrez les expéditions habituelles, afin de tracer une route sûre jusqu'à Maria. Même si je dois bien vous avouer que l'itinéraire fluvial risque de ne plus être approuvé. Vous avez reconnu vous-mêmes que ce n'était pas assez sûr, et que cela n'a pas stoppé les titans. C'est très coûteux de fabriquer des ferries, ne comptez plus sur l'Etat pour financer ça. Il faudra vous débrouiller pour trouver de nouvelles méthodes. Vous allez devoir réunir votre état-major au plus vite...

Au moment où je prononce ces mots, je vois ses mains jointes se crisper discrètement. Cette perspective semble l'embarrasser... Aurait-il un petit secret honteux à cacher ? Il n'en a rien dit durant la réunion en tout cas.

Je regrette presque de ne pas être une petite souris pour épier ce qui va se dire bientôt à l'étage du bataillon d'exploration...