LES COEURS HEUREUX SE RIENT DU FROID (décembre 845) Erwin Smith

444 46 40
                                    

Je redresse le col de mon manteau et savoure l'air bien froid

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

Je redresse le col de mon manteau et savoure l'air bien froid. Il est vif et piquant, et apporte un parfum de neige venu des montagnes de Sina. On ne le sentait pas si fort auparavant, dans les plaines de Maria. Ce n'est qu'une maigre compensation. Il me faut absolument trouver un nouveau quartier général digne de ce nom. Le QGR ne pourra pas loger tout le monde indéfiniment, surtout que je compte recruter encore d'autres effectifs. Entre les expédition prévues et les prospections immobilières nécessaires, je vais devoir me préparer à des nuits blanches...

Je remonte à grandes enjambées la rue principale de Trost, sans but autre que celui de penser. J'aime l'isolement de la foule. Celle-ci n'est pas très dense aujourd'hui mais bien suffisante. Je passais parfois des heures accoudé à la fenêtre de la maison à regarder les gens passer en me demandant quelles pouvaient bien être les vies menées par ces inconnus pressés. Aujourd'hui, les têtes sont coiffées de bonnets de laine, les mains bien protégées par des gants épais, si bien que je distingue peu de physionomies. Des enfants s'amusent à descendre une rue avec une luge tandis que des marchands proposent des marrons chauds. Personne ne fait attention à moi, ce qui est très reposant.

Sans mon bolo et mon uniforme, on me reconnaît moins facilement. J'ai eu l'idée d'ébouriffer un peu mes cheveux afin d'avoir l'air moins strict, et ma barbe non rasée donne encore moins à réfléchir sur qui je suis. Je voulais me déplacer incognito aujourd'hui, profiter de cette saison de calme sans être importuné. Ce ne sont pas les sollicitations qui manquent. J'ai déjà reçu des demandes d'entretiens, mais aussi des invitations de futurs donateurs qui pourraient s'avérer très fructueuses ; me promener de cette façon me donne l'impression de pouvoir légitimement laisser tout ceci de côté pour un moment, sans me sentir coupable.

Yule commencera officiellement dans quelques jours. Comme je le pensais, les décorations cette année seront moins impressionnantes. Les grands sapins traditionnels poussent dans les plaines de Maria, et les citadins devront se contenter cette année d'arbres plus modestes. Pas de feux d'artifices, l'Etat a plus urgent à traiter. Les indigents se sont multipliés et la délinquance sévit de plus en plus ; pour cette raison, les commerçants habituels sont moins nombreux sur l'avenue.

Il en reste cependant quelques-uns, des irréductibles, qui proposent sucreries et pâtisseries. L'odeur m'allèche beaucoup, je fais semblant de ne pas les regarder, mais j'en ai très envie. Avec un air de regret, je pince sous mon manteau un pli de chair sur ma hanche et entends confusément la voix de Livaï me faire la leçon... Au diable les scrupules ! Je me dirige vers un étal et achète au marchand un genre de croissant laqué fourré de crème et parsemé de sucre. Je ne sais pas quel goût ça a, mais la vision me plaît bien...

Je m'apprête à mordre dedans quand, dans une ruelle transversale, j'aperçois un gamin, en haillons, maigre à faire peur, grelottant. Il serre les pans de sa vieille chemise dans ses petites mains décharnées et me regarde avec envie... Cela me coupe l'appétit d'un coup et je ne peux que m'arrêter pour le regarder en retour, alarmé par ses genoux bleus et ses joues sales.

Il y a de plus en plus de miséreux de ce genre dans les villes. Parfois, des familles entières s'entassent dans les rues les plus isolées. Ces gens étaient autrefois des fermiers, des agriculteurs, des éleveurs... Habitués à vivre près de la terre, ayant tout perdu durant la Chute, ils se sont trouvés incapables de se forger une nouvelle vie et attendent désespérément que le gouvernement les aide. Ils passeront l'hiver dehors ou, avec de la chance, ils trouveront une place dans un refuge avant que l'hiver ne devienne insupportable.

J'ai du mal à admettre que ce gamin passera l'hiver...

C'est étrange, mais la vision de cet enfant me rappelle alors les récits que Livaï m'a parfois fait de sa vie sous terre. Quand il évoquait son enfance, je m'imaginais un petit garçon ressemblant fortement à celui-ci. Une figure concentrée, un peu hargneuse, triste aussi, mais déterminée à vivre, en ne s'attendant absolument pas à ce que quiconque lui fasse des cadeaux, et sûrement pas la vie. Enfin, je suppose que si quelqu'un peut au moins lui en faire un aujourd'hui...

Je m'approche du gamin et il recule de quelques pas. Je tends vers lui mon gâteau encore fumant, et, la salive au coin des lèvres, il essaie de l'atteindre sans trop s'approcher. Allez, prend-le. Je n'y ai pas touché. Et puis, cela te profitera plus qu'à moi, je dois perdre quelques kilos. Il me l'arrache presque des mains, et s'éloigne de nouveau, mâchonnant un morceau de pâte sucrée. Ses yeux s'éclairent et je crois discerner en eux un merci silencieux. Je n'ai pas besoin de plus.

Je promets à voix basse, sans qu'il puisse m'entendre, de reprendre le Mur Maria un jour.

Cette petite aventure me remet Livaï en tête, mais aussi Hanji. Selon son programme, elle devait aller servir à la soupe populaire aujourd'hui. Je crois que c'est dans cette direction... Je reviens sur mes pas et tourne vers l'est. Durant le trajet, Livaï et Hanji alternent dans mon esprit sans que je parvienne à trouver un fil logique à mes songes ; puis, je découvre ce que je cherchais. Un petit projet sans prétention, mais pour lequel il me faut de l'aide. Hanji sera parfaite pour cela.

Les mains dans les poches, je rejoins l'entrepôt militaire gardé par la garnison, vers lequel se presse une foule affamée, dans l'attente de rations de nourriture. Je ne m'immisce pas dans la file d'attente, ne m'annonce même pas et tente de m'approcher des tables de distribution. J'aperçois Hanji, une louche à la main, le sourire aux lèvres, distribuant de grandes rasades de soupe chaude dans des bols. Sa bonne humeur est si communicative qu'elle doit réchauffer le coeur de ces malheureux par sa seule présence... Hanji ne se rend pas toujours compte du bien qu'elle fait - ou de son inconscience par certains moments. Elle se contente d'être elle-même tout simplement et je lui envie cette franchise. Livaï est un peu comme ça aussi, mais dans un tout autre registre... bien que je sache comment orienter son humeur maintenant.

Je lui fais un signe de la main et elle me remarque enfin. Elle se déplace et je distingue alors juste à côté d'elle la jeune Nadja, occupée elle aussi à servir les nécessiteux. Hanji s'étonne de me voir ici et me demande ce qui m'amène. Oh, et bien, je me disais... Mike sera pris pour Yule - il a promis de le fêter avec sa nouvelle escouade, afin de resserrer les liens -, donc cette fois, nous serons seuls, Livaï, toi et moi. Je me demandais si nous ne pouvions pas organiser quelque chose, juste pour nous trois.

Elle semble enthousiaste, et je lui expose mon idée. Je vais avoir besoin de ton aide, de tes conseils, pour quelque chose de particulier. J'aurais bien demandé à Mike, mais il n'est pas là, alors... Elle rétorque que j'aurais pu le proposer à Livaï. Je ne peux pas le faire pour une raison que tu vas comprendre. Tu es toujours partante ? Alors va te changer et retrouve-moi dans la rue.

Je pense que cela nous prendra l'après-midi si nous ne parvenons pas à nous décider...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant