L'EAU QUI MENE A LA MER(février 846)Gunther Schultz

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Je m'étire en sortant du troquet

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Je m'étire en sortant du troquet. On est resté là-dedans un moment ; ce n'est pas très sérieux mais Nadja a insisté. Elle voulait vraiment qu'on se retrouve tous les quatre. Bah, après tout, on est pas vraiment en service. J'espère juste que ça va pas trop faire jaser, que des explorateurs aillent boire des coups...

Il est temps de retourner patrouiller. On avance un peu au hasard, les uns à côté des autres, et on passe pas inaperçus. L'escouade d'opérations tactiques est de sortie, bonnes gens ! Je me demande si nous ne sommes pas trop jeunes pour une fonction aussi prestigieuse. Je ne doute pas de mes capacités, ni du fait que le temps nous rendra encore plus forts ensemble, mais ces gens n'ont aucune idée de tout ça. Ils ne voient sans doute qu'une bande de gamins en uniforme, pas des soldats d'élite.

A part Nadja, bien sûr. On comprend tout de suite qu'elle est plus âgée que nous. Elle a cette façon de s'amuser tout en restant digne qui nous fait défaut. Quand Erd et moi avons commencé à chanter un peu fort - et un peu ivres -, elle s'est contentée de taper des mains en jetant tout de même des regards gênés aux autres tables afin de s'assurer qu'on ne perturbait pas trop les lieux. J'ai encore la tête qui tourne... Elle est un peu comme une grande soeur pour nous trois. Même si...

Je sais pas trop ce que je pense à ce sujet. Et Claus, il la voit comment ? Il est presque tout le temps collé à elle, et j'arrive pas à deviner si ça la dérange ou pas. Nous nous connaissons depuis longtemps mais bizarrement elle semble plus timide avec moi qu'avec lui. Peut-être parce qu'ils se battent côte à côte... Il doivent se comprendre mieux que je ne l'imagine.

Mine de rien, c'est pas mal d'être loin du caporal-chef et de pouvoir se comporter un peu comme nous le voulons sans craindre une réprimande. On descend l'avenue principale sans plus penser à la dernière expédition, en cherchant seulement quelque chose d'utile à faire. Erd s'éloigne du groupe et va faire la leçon à un marchand dont les produits traînent à moitié sur la chaussée. C'est vrai que c'est jour de marché aujourd'hui. Il y a peu de commerçants à cette heure, et ils ont tendance à se laisser aller un peu en pensant que personne ne leur dira rien.

Le brave homme se gratte la nuque et commence à rassembler ses marchandises dans un coin afin de ne plus gêner le passage. Bien joué, vieux. Mais j'espère qu'on va s'occuper de choses plus intéressantes. Au moment où je dis ça à voix haute, une grosse et lourde charrette passe près de nous assez vite, bute contre le trottoir, et se met à tanguer dans tous les sens. Une de ses roues vient de se briser ! Le véhicule se renverse sur la route, les deux chevaux paniquent en hennissant et tous les passants se poussent in extremis afin d'éviter l'accident.

On se dépêche pour constater les dégâts. Claus se met à grogner que le conducteur allait bien trop vite et qu'il mérite une amende, mais dans l'immédiat, je me dis qu'il faut surtout débarrasser la chaussée. La charrette est couchée sur son essieu, au milieu de l'avenue, et son chargement commence à se répandre tout autour. Elle transportait de lourdes caisses au contenu mystérieux.

Le conducteur descend, un peu sonné, et se lamente sur son sort en affirmant que cette cargaison de bouteilles de grand cru doit être livrée au plus vite à son client. Je me dirige vers lui et lui fait remarquer qu'il était en excès de vitesse et aurait pu blesser quelqu'un. Il triture son chapeau en bredouillant des excuses, mais cela ne nous aide pas. Deux gardes nous rejoignent alors et nous leur expliquons la situation. Ils proposent alors de tenter de redresser la charrette renversée afin de dégager le passage. Je constate que d'autres véhicules sont bloqués par l'accident et la rue va finir par être bouchée.

Evidemment, soulever la masse de la charrette va être compliquée, et je ne vois pas comment faire dans un premier temps. Le conducteur se plaint de nouveau, s'écriant qu'il a déjà brisé une partie de sa commande et que bouger la charrette risquerait de l'achever. Vous en avez de bonnes ! On a pas le temps de tout décharger en douceur ! Si vous aviez roulé plus prudemment...

Nadja pose une main sur mon épaule et me dit qu'elle peut se charger de régler le problème. Hein ? Comment tu... Elle remonte ses manches, se penche sur l'arrière de la charrette défoncée qui gît sur le pavé, en teste la résistance et commence à la soulever. Arrête, c'est beaucoup trop lourd, tu risques pas d'y arriver... Mais au moment où je dis ça, les planches de bois quittent le sol avec lenteur et précision. J'ouvre des yeux ronds et je crois que tout le monde fait pareil. Je scrute le visage de Nadja pour essayer d'apercevoir des indices d'effort sur son visage, mais c'est à peine si ses traits sont crispés. Elle procède ainsi pour éviter de détruite le reste des bouteilles, pas parce que c'est trop lourd pour elle.

Nadja se déplace sur le côté afin d'amener avec elle les débris de la charrette sur le trottoir. Personne n'a le réflexe d'aller l'aider, c'est fou ; même moi, je ne peux que rester là à regarder. Ca paraît totalement irréel...

Nadja s'arrête un moment et regarde autour d'elle. Elle constate que tout le monde est figé de stupeur, et alors, à ce moment, elle a une drôle de réaction. Elle se met à transpirer, émet quelques plaintes qui sonnent faux et donne l'impression d'avoir du mal. Elle demande du secours, et comme si cela rompait le charme, nous venons tous les trois à son aide pour soutenir le véhicule. Je peux alors en éprouver la poids réel et je me rends compte que je n'aurais jamais pu la soulever seul, même de quelques centimètres.

Je reste silencieux et continue de haler la charrette jusque dans une ruelle proche. Les caisses restantes sont intactes et l'homme aura le temps de les décharger et de trouver un autre moyen de les acheminer. Pour l'instant, l'un des gardes lui dresse une contravention, mais il ne cesse de scruter Nadja comme s'il avait vu un fantôme. Je me force moi-même à ne pas faire de commentaire, cependant Claus n'a pas cette discrétion. Il s'exclame à haute voix que quand elle lu a dit qu'elle était forte, il n'imaginait pas à ce point !

Nadja se défend en prétendant que la charrette n'était pas si lourde que ça, que c'est nous qui avons du coton dans les bras, mais le ton de sa voix laisse comprendre qu'elle regrette un peu ce qui vient de se passer...

Comme si elle avait dévoilé au grand jour un secret qui aurait dû le rester encore un peu...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant