IL FAUT TOUJOURS SUBIR POUR CHOISIR(avril 846)Jurian Kaufman, colleur d'affiches

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Il me reste le quartier est de Trost à faire et je pourrais me rentrer

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Il me reste le quartier est de Trost à faire et je pourrais me rentrer. J'attrape mon seau et serre bien mes affiches sous mon bras avant de me saisir de mon échelle. Elle se cale confortablement sur mon épaule, et je me mets à descendre la rue de mon pas habituel de mec jamais pressé.

Ca fait un bout de temps que je fais ce boulot. Vingt-cinq ans déjà. J'ai assisté à tout. J'ai tout proclamé. Y a pas une seule nouvelle bonne à être sue de tout le monde que j'ai pas placardée par toute la ville. Ca nous donne du pouvoir, à nous autres ; on est au courant de tous les coups fourrés des puissants avant le bon peuple. Il faut les voir, se masser devant mes proclamations comme des poules affamées à l'heure du grain. Faut dire qu'il y a pas tellement de distractions en ville ; les gens s'amusent plus à la campagne, il y a toujours quelque chose à faire. Mais quand ma bonne vieille échelle se met à claquer sur le sol et que tout le monde me voit sortir ma brosse à colle, les voilà tous qui se réveillent. Des nouvelles du grand monde ! doivent-ils se dire. A quelle sauce allons-nous êtres mangés ? ils se demandent.

Hé, moi je pose juste les affiches. Je suis pas dans leurs petits papiers. On me paye correctement pour ce boulot que je connais par coeur et j'imagine pas en faire un autre avant ma mort. Ce qu'il y a dans la tête des grands, moi, c'est pas mon problème.

J'arrive à mon prochain arrêt. Je connais le parcours comme ma poche, il me suffit d'avancer sans y penser, la clope au bec, sans oublier de saluer madame la boulangère sur le chemin. Elle est sur le pas de sa porte et je lui fais signe de la main. Elle me répond pudiquement par un signe de tête discret. Elle porte encore le noir ; son mari est mort il y a un mois. Bah, une bonne grosse femme comme elle retrouvera bien quelqu'un, elle est pas encore si vieille. Je me proposerais bien, moi, hé ! Enfin, si ça lui dit.

Nous y voilà. Un mur familier. Je connais le moindre trou, chaque craquelure de ces vieilles pierres. Je passe ma main dessus, comme pour lui dire bonjour. Salut, collègue. J'ai de quoi faire pour toi. Je pose mon seau et déplie mon échelle. Comme d'habitude, le son fait accourir des badauds, occupés l'instant d'avant à des futilités. Ha, je peux pas me considérer comme responsable si leur journée est gâchée. Moi, je pose juste les affiches, ce qu'il y a dessus, c'est pas mes oignons.

Je sens leurs yeux ronds plantés dans mon dos tandis que je débarrasse la surface des résidus de la dernière annonce ; puis je monte les échelons avec une affiche à la main, que j'ai enduite de colle sur la partie supérieure. Une fois bien positionné, je situe une ligne droite - si l'affiche est de travers, on peut gagner moins, mais heureusement, ça m'arrive plus depuis longtemps - et je plaque le papier sur le mur en appuyant bien fort dessus. Je passe ma main de droite à gauche, essayant d'effacer le plus de plis possibles, puis je redescends.

La foule a augmenté. C'est vrai qu'ils ont les yeux ronds ! Certains se posent déjà sur moi avec un air interrogateur, mais je fais semblant de rien. Je me mets à siffloter pour couvrir les bruits de murmures et me penche pour saisir ma brosse pleine de colle. Avec patience et un doigté de plusieurs années, je passe la brosse sur l'affiche de droite à gauche, de gauche à droite, juste ce qu'il faut pour que la colle la fasse tenir sans l'altérer. C'est tout un art, un coup de poignet.

Le texte est bien visible et l'affiche ne tombera pas. Je recule un peu pour admirer le travail - il faut prendre le temps de le faire, même si c'est la routine -, puis je replie mon échelle afin de laisser les braves gens lire ce que je leur ai affiché. A ma station précédente, il y avait pas grand monde, mais ici, c'est autre chose. Il y a un peu de tout, mais je remarque surtout des indigents. Ils traînent partout, à peine habillés, demandant la charité... Ils sont à l'affût de la moindre proclamation officielle qui pourrait améliorer leur sort, ces pauvres gens.

Je suis pas sûr que je vais illuminer leur journée, je m'excuse d'avance. Mais je dois bien avouer... que jamais de ma vie je n'ai dû annoncer un truc comme ça. J'arrive presque à me sentir mal... Mais, moi, je pose juste les affiches, pas vrai ?

Des mômes en guenilles se glissent entre les gens pour mieux voir. Pas sûr qu'ils sachent lire, ceux-là. Mais ils peuvent écouter ce que disent les autres, en faisant quelques poches au passage peut-être. Je peux pas me détourner tout de suite. J'ai besoin d'entendre ce qu'ils pensent de tout ça. Un peu comme si j'étais responsable. Il me reste une station à faire avant de finir, je suis pas loin de chez moi, alors j'ai bien le temps de me rouler une autre clope avant de décaniller.

Je m'appuie sur un muret et observe en silence. Ca tarde pas. Les exclamations, les questions posées en rafale, les doigts qui se lèvent vers mon oeuvre encore dégoulinante de colle... Fallait s'y attendre, j'ai eu la même il y a deux heures. Ca pouvait pas passer juste comme ça, sans que personne ne pose de questions ou s'indigne, c'était inévitable. Faut dire que... le ciel va tomber sur la tête de pas mal d'entre eux.

Pas moi, non. Je suis pas obligé d'y aller, je suis pas un réfugié. J'ai un boulot honnête, je paie mes taxes comme un bon citoyen, j'ai pas de trou au fond de ma culotte... Combien parmi ces gens-là... combien vont devoir y aller ?... Oh, allez, Jur, à force de penser à ça, tu vas pas en dormir. Je vais me tailler en vitesse et...

Une dame pauvrement vêtue vient vers moi en tenant son jeune garçon par les épaules. Elle est maigre à faire peur... J'ai pas le coeur de la contourner. Elle me demande avec une petite voix frêle si ce qui est écrit est bien vrai, si cela va vraiment avoir lieu... Si tous les réfugiés vont vraiment devoir... Ohlà, me regardez pas comme ça, j'y suis pour rien ! C'est tout comme c'est écrit, je peux rien dire de plus ! Faut voir ça avec les grands ! Vous croyez que je suis qui, moi ? Je les dépasse sans un seul regard de plus, enfonce mon béret sur ma tête jusque sur mes yeux, et m'éloigne au plus vite.

Qu'est-ce que vous croyez ? J'y suis pour rien. Moi, je pose juste les affiches...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant