ÊTRE POLI COÛTE PEU ET ACHETE TOUT(octobre 845)Erwin Smith

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Je ne pourrais rien avaler de plus

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Je ne pourrais rien avaler de plus.

Le dessert n'était pas trop chargé et plutôt frais, mais la consistance a laissé Livaï perplexe et il a titillé ses pêches en gelée avec sa cuillère pendant un bon moment avant de goûter. J'ai vu à sa grimace que cela devait être trop sucré pour lui et je l'en aurais bien débarrassé si je n'étais pas rassasié. Heureusement, Sybille Tabea l'a fait à ma place - elle raffole apparemment de ces fruits.

Le repas est terminé mais les convives doivent rester à table jusqu'à ce que Zackley nous permette de nous lever. J'en profite pour prêter l'oreille aux paroles de mon voisin, qui me raconte des choses intéressantes. D'après lui, les partisans du bataillon n'ont pas cessé de gagner du terrain au Parlement, suite à la chute du Mur Maria. Cela a donné naissance aux rumeurs les plus stupides que j'ai jamais entendues, comme celle qui affirme que les explorateurs auraient eux-mêmes fait exploser le rempart afin de pouvoir se rendre indispensables et être considérés comme les soldats les plus importants ; tout ceci afin de récupérer de l'argent des civils terrifiés... Quelles sottises... Je ne peux même pas trouver quelque chose à répliquer à cela, tant cela n'a aucun sens.

Je suis le premier à déplorer cette catastrophe, car elle m'éloigne de mon but, l'objectif de ma vie, celui qui m'a poussé à m'engager et à gravir les échelons... Ni moi, ni aucun explorateur n'aurait un quelconque intérêt à cette tragédie. Mais les mauvaises langues ne reculent devant rien.

En parlant de ça... Mon regard se porte sur l'autre côté de la table et croise celui du prince Gisbet, les doigts entrecroisés sous le menton et la mine réjouie. Je sais qu'il déteste le bataillon, et qu'il a tout intérêt à ce que les mécontents du régime se taisent. Sa propre position dépend de celle de son oncle, le roi Fritz, et il s'est toujours donné beaucoup de mal pour la consolider. Mon voisin, le parlementaire Heribert Karlmann, m'a informé de ses tentatives de museler certains opposants, quitte à utiliser des méthodes radicales... Aucune preuve, bien sûr, cet homme est trop malin et a trop d'alliés pour être inquiété.

On tire sur ma manche à droite et je me penche vers Livaï. Je l'entends murmurer "cette pourriture te ressemble, ça me perturbe..." et j'essaie de le calmer tout en lui faisant comprendre que nous devons rester les plus neutres possible. Je regrette de ne pas avoir pu l'aider davantage pendant le repas, mais je devais écouter toutes ces informations gracieusement données par cet homme.

Sybille décide de rejoindre la conversation à voix basse. Cette table est assez large pour que l'on puisse discuter de cette façon sans être écouté de l'autre côté. On appelle même ce genre de table "le comptoir des complots" car on peut programmer la mort d'une personne se trouvant juste en face de soi sans risquer d'être entendu.

Sybille s'évente avec sa serviette et exprime le souhait de se dégourdir les jambes. Je me penche un peu et aperçois Nile parlant avec le généralissime. J'aurai préféré qu'il soit plus près de moi, nous aurions eu beaucoup de choses à nous dire. Je lui ai demandé pourquoi Mary n'était pas venue ; il n'a pas donné de réponse claire mais s'il s'agissait de quelque chose de grave, il se serait aussi absenté, donc je ne m'inquiète pas.

Livaï se force à rester bien droit sur sa chaise alors que je sais qu'il déteste rester assis sur des surfaces dures trop longtemps. Il gigote un moment, et je me rends compte que le haut dossier contre lequel il est appuyé le fait paraître encore plus minuscule. Personne ne lui a vraiment fait la conversation depuis notre arrivée, il doit intimider les invités. Ils seront peut-être plus hardis quand nous sortirons de table.

Deux minutes plus tard, Zackley se lève et nous propose de nous rendre au fumoir. Les femmes n'y sont pas conviées et sont invitées à se rendre dans le salon pour dames. Sybille s'en plaint, affirmant qu'elle va de nouveau devoir faire la conversation à des jeunes filles stupides ou se faire fusiller du regard par des matrones qui se pensent supérieures ; elle préfèrerait se trouver en notre compagnie. Mais elle doit nous quitter et bientôt tous les hommes se dirigent vers une autre pièce de la demeure. Livaï ne me lâche pas d'une semelle et je pose la main sur ma poche intérieure, comme pour m'assurer que la donation de Sybille est toujours là. J'espère en récolter d'autres bientôt. Un groupe de jeunes filles frôle Livaï au passage et des rires mutins les accompagnent puis disparaissent avec elles au détour d'un couloir. Il soupire, visiblement très ennuyé par les regards féminins qu'il attire. Le sillage de parfum qu'elles laissent derrière elles nous fait cligner des yeux.

Le fumoir est une large pièce rectangulaire garnie de lambris de bois foncé et verni, et de confortables fauteuils de cuir marron. Deux tables de billards trônent au milieu et tout autour des espaces invitant aux jeux de cartes et à la conversation. Un bar bien fourni en digestifs attend les invités, et bientôt un domestique passe parmi nous afin de nous proposer des cigares et cigarettes de luxe. Je me laisse tenter mais Livaï fait la grimace ; il ne semble pas attiré par les cigares, mais finit par accepter une cigarette. Les bouffées de fumée commencent à envahir la pièce et les hommes se placent aux tables de jeu ou autour des billards. Le tabac va détendre les plus réticents et ils se sentiront peut-être plus généreux envers nous.

Karlmann nous a suivis et semble apprécier notre compagnie. Il échange quelques mots avec Livaï et j'ai le plaisir de le voir débiter quelques banalités qui me font sourire. Je dois bien admettre que le jour où je l'ai... "capturé", je n'imaginais pas le voir habillé en gentilhomme, devisant avec un homme politique dans la maison du généralissime ! La vie réserve tant de surprises... Mais je suis bien content qu'il soit là avec moi. Il a effectivement fait tout son possible et s'est bien comporté.

Un domestique nous propose un verre de brandy. Je l'accepte mais m'assure aussi qu'il vient bien de la bouteille avant d'y tremper mes lèvres. Evidemment, cela ne garantit rien mais les risques sont ainsi limités. Livaï accepte aussi pour goûter, mais ne semble pas apprécier la saveur et verse le reste de son verre dans le mien.

Le prince et sa cour sont en train de jouer à une table de l'autre côté de la pièce et je peux me concentrer sur les autres personnes présentes. J'ai tout de même le temps d'apercevoir un homme que je n'ai pas encore vu de la soirée, au corps longiligne et habillé de gris, se pencher vers Gisbert pour lui dire quelque chose. Le prince se lève et part s'isoler avec lui près d'une fenêtre. Je me demande bien ce qu'ils se racontent, mais je n'ai pas le temps pour ça.

Je dois attendre que l'on vienne m'adresser la parole. Karlmann reste à mes côtés, bien décidé à ne pas me lâcher, et Nile nous rejoint enfin à son tour. Il souffle un rond de fumée au plafond et je lui demande s'il connaît des gens intéressés par le bataillon. Oui, je ne perds pas de temps, nous en avons peu. Il m'indique du menton un groupe d'invités derrière moi et me garantit qu'ils vont venir me voir avant la fin de la soirée. Heureuse perspective. Mais... où est Livaï ?

Je le repère près d'une table de jeu. Apparemment, il jette un oeil sur les cartes d'un gros bonhomme au gilet vert par-dessus son épaule. L'homme ne se doute pas de sa présence, et je suis tenté de me rapprocher pour savoir ce qui se passe. Livaï interpelle l'individu, et celui-ci sursaute, tout à fait surpris de se retrouver à côté du caporal du bataillon d'exploration. Je devine que Livaï lui conseille de jouer une carte en particulier. La surprise passée, l'homme prononce bruyamment dans la salle que si le soldat le plus fort de l'humanité lui donne des conseils, il peut difficilement les ignorer. Il joue la carte que Livaï lui a indiquée et remporte la mise. Une petite somme avait été engagée, et le bonhomme est si content qu'il en donne une partie à Livaï.

Il revient vers moi en faisant tinter les pièces dans sa poche et je ne peux m'empêcher de lui sourire. C'est bien, tu commences par des petites sommes ; mais si tu pouvais ramener un peu plus... Tiens, regarde, ce groupe là-bas se dirige vers nous. Reste là et prends part à la conversation. Avec de la chance, nous allons empocher d'autres reçus...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant