ÊTRE POLI COÛTE PEU ET ACHETE TOUT(octobre 845)Darius Zackley

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La soirée bat son plein

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La soirée bat son plein. Le soleil est à peine couché et tous les invités semblent arrivés. Il y'en a que j'ai plus de plaisir à voir que d'autres... mais je ne peux pas organiser ce type de réception en oubliant les grandes têtes, ce serait inconvenant. Tant que je devrais donner le change... autant soigner ces gens qui se pensent si importants.

Je me fraie un chemin parmi les groupes qui encombrent le petit salon, mon verre à la main, et me dirige vers le hall surplombé du grand escalier. De la musique filtre par la porte du grand salon et se mêle au bruit des conversations. J'ai loué cet orchestre pour ce soir, avec l'ordre de jouer en sourdine. Il est nécessaire de camoufler juste ce qu'il faut afin de pouvoir discuter en privé mais aussi écouter ce qui se dit. Il est possible que certaines informations fuitent de la bouche d'invités éméchés. Après tout, certains proches du roi sont là.

Je m'intéresse particulièrement aux projets de reconquête du Mur Maria, et j'aimerais savoir si quelque chose a déjà été planifié. J'ai beau être le chef des armées, ces secrets ne sont pas encore à ma portée. Plus j'y pense, plus je me fais l'effet d'un pantin...

Les convives me font de la place et j'essaie de repérer les explorateurs qui viennent d'arriver. Où sont-ils passés, déjà accaparés par les curieux ? Smith devrait être facile à repérer. Ah, je le vois, il fait la discussion à un groupe de gens parmi lesquels je reconnais Pixis et sa femme. Je pose mon verre sur le plateau d'un serveur, et me dirige vers eux.

Smith est très avenant, avec sa queue-de-pie bleue nuit. Il fait de grands sourires et tente de répondre à tout le monde. J'imagine que ça doit le satisfaire, je sais comment marche le bataillon ; c'est une occasion rêvée pour charmer les donateurs et récupérer des fonds. Il va donner tout ce qu'il a... J'ai du mal à savoir s'il prend un réel plaisir à faire ça ou s'il se force. C'est un excellent acteur, je dois dire, et j'en sais quelque chose... Je me demande bien où se trouve Livaï.

Je réussis à me glisser auprès d'Erwin et j'ai à peine le temps d'entendre madame Pixis minauder en secouant son décolleté fripé quand le nouveau major se tourne vers moi. Il me tend la main et je la secoue afin de le saluer. Entre militaires, le protocole est un peu plus souple. Il a dans l'autre main un verre à moitié plein. Je commence par le remercier d'êre venu, puis je m'inquiète de l'absence du caporal... Il n'aurait tout de même pas osé venir sans lui ! Puis je me rappelle vaguement qu'il n'est pas très grand et je parcoure l'assemblée des yeux dans l'espoir de l'apercevoir, mais Smith interrompt mes efforts. Il indique la grande porte vitrée donnant sur le balcon du premier étage et m'informe qu'il s'est senti mal en voyant tout ce monde et avait besoin de prendre l'air. Bien, je vais aller le saluer moi-même.

Je monte la première volée de marches et m'arrête sur le palier du premier étage. La lumière du croissant de lune à l'extérieur auréole une silhouette solitaire, accoudée à la rambarde du balcon. Il semble tout à fait ailleurs, et peut-être rêve-t-il que c'est le cas... Je ne l'ai pas invité pour mon plaisir personnel mais parce qu'on me l'a demandé. Je savais que la présence de ces deux héros ramènerait du monde parmi les sphères que je vise, s'ils avaient refusé - ou si Livaï n'était pas venu -, beaucoup auraient été déçus, vexés, et seraient peut-être partis. Disons que nous nous servons les uns des autres. Ils se serviront de cette réception pour renflouer leurs caisses, et moi je dois laisser traîner mes oreilles et écouter les rapports que mes serviteurs ne manqueront de me faire à propos des discussions privées des uns et des autres. A défaut d'informations importantes, je pourrais peut-être utiliser quelques secrets et ragots au Parlement afin de faire tomber des têtes gênantes.

Mais pour l'instant, essayons de nous amuser aux dépends de ce truand. Oh... ex-truand, devrais-je dire.

Je m'approche silencieusement derrière lui mais il décèle ma présence et j'arbore immédiatement mon air le plus bonhomme afin de le mettre en confiance. Il porte un costume queue-de-pie bleu foncé très semblable à celui de Smith. Cette couleur renforce la dureté de ses traits, elle le rend encore plus sévère. Je ne l'avais vu que de loin jusqu'à présent, et seulement une fois ou deux. Il ne m'intimide pas, peut-être parce que je sais d'où il vient. J'ai l'impression que cela me donne sur lui un pouvoir qu'il ignore. Je ne me présente pas et engage la conversation.

Il ne semble ni ravi ni mécontent de me voir et paraît très habile pour ignorer les gens. Mais j'insiste et lui demande comment il trouve la soirée. Il reste évasif et répond qu'il y a beaucoup trop de monde et de bruits, que Smith a insisté pour qu'il vienne. Le vin semble pourtant à son goût, même s'il aurait préféré du thé. Je m'accoude à mon tour au balcon et fait semblant de regarder le clair de lune. Puis je lui demande ce qu'il pense de la résidence. Un très léger sourire se dessine au coin de sa bouche et il finit par dire que les dorures et les lustres en cristal ne sont pas trop mal, mais que la statue qui se trouve dans le coin du vestibule - il doit parler de mon marbre d'Utopia, représentant une femme nue aux longs cheveux avec les mains liées et une pomme dans la bouche - est de très mauvais goût et qu'il ne faut pas avoir toute sa tête pour présenter ça en public.

Ah ah ! Je dois bien dire que son franc-parler me plaît, même s'il ignore toujours à qui il s'adresse ! Je prends un ton léger et hoche la tête, en lui répondant que c'est en effet une oeuvre assez étrange et peut-être peu à sa place dans cette maison, mais je l'ai obtenue à un très bon prix dans l'atelier d'un sculpteur en faillite d'Utopia, qui s'est trouvé très heureux d'empocher mon argent avant de fermer définitivement boutique.

Un silence étrange pèse un instant sur le balcon, puis le caporal se décide enfin à me faire face. Ce n'est pas la honte que je lis sur son visage, mais il semble persuadé pendant un moment d'avoir commis une bêtise gravissime et ne peut que se gratter la nuque pour masquer son inconfort. Allons, laissons cela. Je me présente : Darius Zackley, votre humble hôte de ce soir. Apparemment, mes goûts artistiques ne vous plaisent guère, mais vous n'êtes pas le seul !

Je mets ma main dans son dos pour le guider vers l'escalier et l'inciter à descendre mais je n'ai pas l'impression de le mettre à l'aise. Bah, qu'importe, tant qu'il divertit mes invités. Ses airs de chien battu vont sûrement attendrir les dames. Il faut qu'il se mêle aux convives. Le dîner sera servi dans une heure, j'espère que Smith aura le temps de le faire parader un peu.

Je le ramène parmi les invités et beaucoup de têtes se tournent à son entrée. Le prince Gisbert Fritz le toise de haut en bas avec sur le visage un air à mi-chemin entre le dédain et la curiosité, mais le caporal ne lève même pas les yeux. Des dames se cachent derrière leurs éventails en gloussant, et je ne peux m'empêcher de plaindre ce pauvre gars, jeté dans la fosse aux serpents. Espérons qu'il ait assez de répondant ou qu'il tombe sur les bonnes personnes.

Dès qu'il aperçoit Smith, il se met à marcher très rapidement pour s'en rapprocher et semble ne plus vouloir s'en détacher. Le major lui dit quelque chose et fait en sorte de ménager un passage vers la salle à manger. Les messieurs essaient d'écarter les dames afin de s'accaparer la compagnie des deux explorateurs et les deux sexes commencent alors à se placer dans les différents coins de chaque pièce selon une division qui semble ancestrale : les messieurs au milieu, qui parlent fort et se caressent le menton en hochant la tête de manière importante, et les femmes sur les côtés, le long des murs, debout ou assises sur des coussins, à discuter chiffons et potins.

Mais aucun ne lâche des yeux les deux hommes si intéressants que j'ai invités pour leur plaire...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant