TREPAS, ME VOICI(juin 846)Keith Shadis

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J'abats mes dernières cartes et soupire en voyant le jeu de mes adversaires

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J'abats mes dernières cartes et soupire en voyant le jeu de mes adversaires. Ces soldats de la garnison sont bien meilleurs que moi ; il faut dire qu'ils ont eu tout le temps de s'entraîner...

Ce n'est pas si souvent que je me mêle aux troufions anonymes, mais j'aime cette sensation d'être parmi eux un militaire comme un autre. Aucun ne me renvoie constamment au visage mon ancien statut de major. Peut-être l'ont-ils tous oublié à vrai dire. Les soirées entre camarades me manquent. J'aurais pu me rendre au QGR et frapper à la port de Pixis - il m'aurait sorti une bonne bouteille -, mais j'ai le pressentiment que nos discussions auraient tournée autour du même sujet et je voulais me changer les idées.

Je ne mens qu'à moi-même... Bien évidemment, une seule et unique chose occupe mes pensées et je ne comptais pas les chasser en restant à Trost ce soir. Si tout se passe bien, alors rien ne devrait arriver avant plusieurs jours. L'opération de reconquête doit leur permettre de rejoindre le Mur Maria, examiner les dégâts, procéder à des réparations possibles... Tout cela prend du temps. La nuit est tombée et aucune alerte n'a été donnée, c'est bon signe. Il y est peut-être arrivé après tout. Lui seul le pouvait ; j'en aurais été incapable, moi... Si mes calculs sont bons, ils ne devraient pas être très loin de leur objectif, en tout cas, ils doivent avoir dépassé notre ancien QG.

Mais plus j'y pense, plus je me dis qu'il est impossible que tout ce soit passé sans problème... Pourquoi serais-je resté à Trost si j'étais si confiant, après tout ? Il y a dans l'air une chape de plomb qui pèse sur les toits, sur les têtes. Personne ne rit ni ne chahute. Les gardes sont aussi très taciturnes et boivent moins que d'habitude, comme dans l'attente d'une catastrophe. Je me lève de ma chaise, et me dirige vers la petite poterne qui donne sur la rue. Aucun bruit ne trouble le silence nocturne, pas un pas de cheval ne résonne sur le pavé. A quelques mètres, une lanterne avance en silence sur le trottoir d'en face, se dirigeant vers Rose. Hmm, il y a du nouveau ? Je me mets en tête de suivre le porteur de lumière jusqu'au Mur.

Il grimpe les escaliers qui mènent au rempart et je le file à quelques distances. Le ciel est bien dégagé, les étoiles luisent, et la lune, qui a entamé son déclin, illumine encore très bien la plaine. Quelque chose m'empêche de regarder ce qui se passe en bas, je fais semblant de me focaliser sur les chuchotements des gardes devant moi, qui se préparent pour la relève. Ce n'était donc que ça... Je ne suis pas vraiment au fait des procédures de ce régiment en ce qui concerne les surveillances de nuit.

Je ne suis pas décidé à redescendre tout de suite. Un des gardes me remarque et se dirige vers moi dans l'intention de me faire partir, mais il remarque alors mon uniforme. Il décide de me laisser tranquille et j'en profite pour savourer le fraîcheur de l'air. Il est moins lourd qu'en bas... Les mains derrière le dos, les yeux fermés, les pieds écartés bien plantés dans le sol, je respire le vent qui vient des plaines de Maria. Ce n'est pas tout à fait le parfum de la liberté qui vient de par là, il n'est pas identique à celui des terres inconnues. Mais si Erwin échoue, tout ce territoire étalé devant moi pourrait bien redevenir aussi sauvage et dangereux que l'extrême sud. Tant de choses pèsent sur ses épaules...

J'ouvre les yeux, sensible à une certaine vibration familière qui fait trembler mes os. Aucun des gardes ne semble la remarquer, ai-je rêvé ? Sans le vouloir ni m'en rendre compte, je baisse le regard sur les cinquante mètres situés en dessous de moi. Je scrute la ligne plus claire de la route qui traverse Trost-Sud, la remonte lentement, plisse les paupières et distingue alors nettement des points noirs en mouvement. J'ai toujours eu le regard perçant, et je pense qu'il ne me trompe pas. Ce ne sont pas des titans... mais alors ce sont...

Eh, mon gars ! Regarde un peu en bas, il y a du nouveau ! Un messager envoyé par Erwin ? Plusieurs ? Mais que se passe-t-il ? Tandis que je me pose cette question, une masse noire s'avance sur la route, à une vitesse soutenue, et mon coeur manque un battement. Ce sont... Non, cela ne peut pas être eux, déjà ! Mes réflexes de leader me font estimer rapidement à combien de personnes s'élève cette masse compacte et si peu étendue... Combien étaient-ils en partant ? Zackley avait annoncé environ deux cents cinquante mille, plus trois cents explorateurs, il me semble... J'en déduis que nous sommes loin du compte !

Réveillez-vous ! Il faut aller ouvrir les portes ! Ils se mettent à courir comme des poulets sans tête, et je me sens obligé de prendre le contrôle des opérations. C'est le bataillon qui revient ! Evitez de vous posez des questions et faites les entrer ! Je cache tant bien que mal ma nervosité... Ce retour prématuré ne peut signifier qu'une chose ; ils ont échoué... Jusqu'où sont-ils allés avant de faire demi-tour ? Les titans étaient-ils trop nombreux ?

Je dégringole les marches au pas de course tandis que la herse commence à grincer, faisant s'allumer les fenêtres des maisons proches. Les habitants de Shiganshina étaient habitués à ce son qui annonçait les va-et-vient des explorateurs ; ceux de Trost commencent tout juste à s'en accommoder... Mais une seule question me tourmente : y'a-t-il encore un bataillon d'exploration ?

Des civils en chemise de nuit et pyjamas se sont déjà massé en bas, et tous les militaires de service dans la ville se sont ramenés devant la porte, dans l'attente de réponses. Je dois me frayer un passage parmi eux pour passer au premier rang. Ecartez-vous, laissez-moi passer ! C'est mon régiment... Ce sont mes hommes qui reviennent du combat ! Je ne peux m'empêcher de sentir mes vieilles émotions de major de reprendre le dessus, et quand la herse laisse enfin passer mes anciens camarades, le sang me monte au visage.

Ils avancent au pas ; les chevaux, têtes basses, semblent si exténués que c'est un miracle s'ils ne s'écroulent pas. Leurs cavaliers ne sont pas en reste. Les explorateurs sont mêlés aux civils, et certains parmi tous ces rescapés se jettent à terre pour embrasser le pavé de Trost avec adoration en pleurant. Ils sont si peu nombreux... Où est Erwin ? Je l'aperçois alors, sur le flanc opposé - il ne s'est même pas placé en tête -, et il donne tout l'air de vouloir passer inaperçu. Il est tout de même entouré de son état-major - ils s'en sont tous sortis - qui forme comme une protection tout autour de lui. Il ne sait pas encore ce qu'il va devoir endurer... Les rapports, les interrogatoires, les questions difficiles, les jugements, l'opinion publique... Ses hommes ne pourront pas le protéger de ça. Mais pour l'heure, ils essaient d'empêcher les curieux de trop s'approcher de lui.

Mais ils ne pourront pas m'empêcher de m'approcher, moi. Je dois le voir, lui parler, jauger son état, savoir ce qu'il compte faire, dès maintenant. Je traverse la foule qui a commencé à jeter des plaintes et des pleurs, repousse les civils endormis et atteints l'étrier de Livaï. Le nain me jette un regard noir et fatigué depuis sa selle, mais il me reconnaît et me laisse marcher vers Erwin. J'avance à ses côtés pendant quelques secondes avant de l'interpeller. Son regard reste fixé droit devant lui, mais je sais qu'il y a une tempête dans sa tête. Il n'y pas meilleur que lui pour cacher ses émotions... Erwin, parle-moi, je suis de ton côté, quoi qu'il ait pu se passer...

Il daigne enfin baisser les yeux sur moi, et je sens plus que j'entends le profond soupir qui secoue sa poitrine. Mon garçon, je sais que tu as fais de ton mieux, et si tu ne veux pas m'en parler tout de suite, fais comme tu veux, mais dis-moi juste une chose : le bataillon est-il encore en vie ? Veux-tu toujours le mener si le gouvernement t'en laisse la possibilité ? Il ne répond à aucune de ces questions, et se contente de glisser vers moi un murmure las et découragé. "Vous aviez tort à mon sujet." Puis il presse l'allure et me laisse sur place.

Je suis figé, comme si mes bottes s'étaient tout à coup changées en pierre et rivées sur le sol. J'ai senti le souffle d'un homme dont une partie de l'âme s'est brisée et dont les morceaux sont restés quelque part sur les plaines de Maria. Je n'aurais pas été plus choqué si un mort s'était relevé de sa tombe pour venir me glisser à l'oreille que la fin du monde est proche...

Si Erwin s'écroule, le régiment tombera avec lui...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant