Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]

UN PARFUM DE CULPABILITE(juin 846)Gisbert Fritz

Reto me tend le journal et je m'en saisis avec nonchalance sans le regarder. Il est encore tôt et je ne suis pas particulièrement alerte ce matin. Mon thé a refroidi dans sa tasse car je n'avais pas le coeur à le boire. Je dois bien admettre que tout ne s'est pas passé comme je l'imaginais...

Cela fait des jours que je guette des nouvelles fraîches en provenance de ces chers explorateurs. Les journaux sont douloureusement inintéressants... Et pendant ce temps, le Parlement a voté une augmentation de salaire pour ces rustres. J'ai tout fait pour l'en empêcher mais même les menaces n'ont servi rien. Ces braves gens pensent sans doute que le bataillon en a assez bavé et veulent les ménager un peu. Ce n'est pas mon intention. Je veux les pressurer autant que possible ; savoir ce que Smith mijote.

Quand j'ai appris leur retour, en totale déconfiture, la joie fut mon premier réflexe. Puis j'ai su que Smith et toute sa clique de déviants avaient survécu, ce qui a gâché ma joie. J'avais escompté que tous périraient sur ces plaines infestées de monstres. J'avais sous-estimé ses capacités de leader... et leurs capacités à survivre. Ils sont revenus, et je vais devoir de nouveau composer avec eux.

M'occuper de la guilde Maja me semble nécessaire. Ils ont réussi à tenir les délais de livraison pour cette opération suicide, malgré les bâtons que j'ai glissés dans leurs roues. Si je peux faire en sorte de casser leur contrat avec les explorateurs d'une manière ou d'une autre, Smith aura bien du mal à se fournir ailleurs à un prix abordable ; ce qui devrait entraver considérablement ses projets d'expédition. Je dois y penser sérieusement... Incendie, destruction de matériel, meurtre peut-être... S'ils sont intelligents, ils se rendront compte que c'est leur partenariat avec le bataillon qui les met en danger, je ferai en sorte qu'ils le sachent. Ils couperont le contact d'eux-mêmes, par simple instinct de survie.

Mais avant tout, je dois savoir ce qui se trame au QGR. Mon dernier espion a dû y rester - ou alors il s'est enfui -, je dois penser à en engager d'autres. Le bataillon va recruter sous peu, ce sera l'occasion. Voyons ce journal. Est-ce que Smith a enfin décidé de s'entretenir avec un journaliste ? Je prends une gorgée de thé froid, me cale dans mon fauteuil et parcours les pages. Des potins sans intérêt, et rien n'indique en première page une entrevue exclusive. Mais je peux peut-être dénicher un entrefilet intéressant... Là, voilà. En suivant rapidement les lignes, le nom de Smith se détache finalement parmi les textes minuscules. Dans un petit encart à l'avant-dernière page, je peux lire ceci : le bataillon est bien décidé à continuer son devoir en tant que protecteur de l'humanité contre les titans. Ses membres ont beaucoup de camarades à pleurer - vous m'en voyez navré, sincèrement ! - mais le moral des soldats reste positif. Le major Smith accordera une interview à notre reporter dans le courant de la semaine, afin d'annoncer ses objectifs dans un futur proche. Aah, il ne démissionne pas alors ? Tu entends ça, Reto ? C'est un roc, cet homme !

Il ne va pas lâcher comme ça. Cependant, je me demande comment je pourrais le briser si ceci n'y a pas réussi... Je devrais sans doute songer à m'attaquer à ses proches. La mort de milliers d'inconnus ne peut pas émouvoir un coeur comme le sien... Son cercle d'amis serait une bonne cible. Je vais chercher le moyen de les atteindre. Grâce à mes espions, il me sera facile de les situer précisément... Il y a déjà ce bouseux de caporal, mais il y'en a d'autres, que je connais peu. Faisons plus ample connaissance, n'est-ce pas, Reto ?

Il hoche la tête avec son rictus habituel, et reprend le journal qu'il glisse sous son bras. Les nouvelles étaient maigres, mais assez intéressantes finalement. Et il me suffit pour me réjouir de me rappeler du dernier numéro qui recensait le nombre de victimes approximatif de cette joyeuse catastrophe. Presque deux cents cinquante mille parasites recouvrent les plaines de Maria, nourrissant les corbeaux. C'est déjà une bonne chose de faite, à défaut de me débarrasser du bataillon.

Je me lève, ressers ma robe de chambre autour de moi et vais me poster devant la fenêtre dont la vue donne sur les montagnes de Sina. Reto, ouvre-la. Il se déplace, déclenche les loquets de sécurité et rabat les vitres vers l'extérieur. Aaaaah, mmmh, sens-tu cet air si pur, qui descend des montagnes ? Il ne sentait pas si bon avant que cette engeance ne quitte les Murs. Oui, il y a un parfum indéfinissable dans l'air, qui m'indique que nous sommes réellement débarrassés de tous ces indésirables. Cela doit sentir la charogne derrière Rose, par contre...

Reto me demande si je désire quelques-uns de mes divertissements "spéciaux" pour aujourd'hui. A vrai dire... non. Tout ceci m'a donné envie de sortir. Il fait un temps magnifique pour une promenade à cheval. Une partie de chasse serait aussi bienvenue. Va voir ce cher Nardo, si cela le tente, il n'a peut-être rien de prévu. J'ai besoin de m'aérer le cerveau, c'est comme ça que je fomente mes meilleurs plans. Je me divertirais en bas ce soir, peut-être. N'oublie quand même pas de les nourrir un minimum. Le dernier est maigre à faire peur et ne me donne aucune envie...

Il faut savoir prendre soin de ces jouets, surtout vu le prix qu'ils coûtent.