UN PARFUM DE CULPABILITE(juin 846)Erwin Smith

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Cette entrevue m'a épuisé

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Cette entrevue m'a épuisé. Elle était pourtant vitale pour la survie et la réputation du bataillon auprès du peuple. Les gens veulent savoir ce que nous comptons faire à l'avenir, et ils ont bien raison. Leurs impôts contribuent à nous payer après tout.

Je n'ai jamais été si peu intéressé par toutes ces questions de salaire. Les fonds que nous allons devoir lever pour combler notre manque de matériel seront colossaux. Si cet entretien peut contribuer à inciter de généreux mécènes en les rassurant sur notre motivation, ce ne sera que mieux. Mes nerfs se sont relâchés, la tension que je sentais dans mes bras et mon cou se dissipe peu à peu. Livaï a bien tenté de refouler le journaliste autant que possible en avançant des arguments tels que la malpropreté de ses chaussures - et je lui suis reconnaissant de sa sollicitude. Mais maintenant que c'est terminé, je vais pouvoir tourner la page...

Le pourrais-je jamais ?

Les visages et les cris de tous ces morts courageux me hantent plus que jamais. Ils semblent tous en marche vers moi, leurs poings levés, le sang dégoulinant de leurs visages sans expression... C'est ainsi que je les vois chaque nuit. Je me demande si c'est aussi ce que vivait Keith, ce qu'il a dû endurer pendant des années... Ces morts sont les miens, c'est pour cela qu'ils en ont après moi. Ils me hurlent sans ouvrir la bouche que leur mort ne doit pas demeurer vaine, que je dois continuer le combat pour les honorer... J'entends ces plaintes... mais ai-je la force de... en suis-je même digne ?

Mes subordonnés ont beau me répéter que toute cette affaire était perdue d'avance, que les dés étaient pipés depuis le début, je ne peux m'empêcher de me dire que j'aurais pu changer la donne... Si j'avais pris d'autres décisions, fais d'autres choix... Ne pas regretter... C'est plus facile à dire qu'à faire. Mon coeur est comme une pierre qui m'attire vers le sol. Mais je dois aller de l'avant, quitte à la traîner avec moi le temps qu'il me reste. Cela m'a soulagé de leur avouer le secret que je gardais pour moi, mais cela n'a été que temporaire. J'ai du mal à imaginer qu'ils puissent continuer de me suivre sans discuter, sans interroger ou remettre en question mes stratégies... Livaï a bien essayé de me rassurer, mais...

Ma tête me fait mal. J'ai besoin de sortir. Je quitte mon bureau à pas discrets, et enfile un couloir peu fréquenté menant à un escalier qui débouche sur l'arrière du QGR, vers les écuries. Je passe par la sellerie et attrape la selle de mon fidèle compagnon, son filet, puis me dirige vers les stalles. Il n'y a pas grand monde dans les parages à cette heure tardive de l'après-midi. Les explorateurs sont encore quelque peu désoeuvrés... Je dois leur redonner des tâches précises au plus vite, avant que leur découragement devienne irrémédiable.

Mon étalon passe la tête par-dessus la porte, m'attendant sagement, l'impatience inscrite dans ses grands yeux clairs. Je lui passe rapidement le harnachement, en vérifiant que ses récentes blessures sont guéries. Il semble se porter comme un charme... Je l'envie parfois de ne pas avoir la capacité de penser constamment à toutes les horreurs que nous avons vécues ; les animaux sont doués d'une telle résilience...

Je ne le conduis pas dans la cour mais à l'arrière de l'écurie, loin des regards indiscrets. Je ne veux voir absolument personne... Rester seul avec moi-même un moment... Je cache mon bolo dans mon col de chemise, décoiffe un peu mes cheveux afin d'être moins facilement reconnu, et quitte le secteur par une porte dérobée de la façade est.

Je me retrouve dans le trafic humain, marchant au pas parmi la foule peu pressée, heureux de ne pas être arrêté par des curieux. Ils liront le journal demain et ils sauront ainsi ce que je pense de tout ça. Enfin, ce que j'ai accepté de révéler. Aucun ne saura jamais vraiment ce que j'ai sur le coeur. Et il le faut. Un leader ne doit montrer aucune faiblesse, quitte à paraître inhumain s'il le faut. Ils ont besoin de savoir que quelqu'un d'implacable les guide vers un avenir pas trop incertain. Un bouclier pour tous ces gens, c'est ce que nous sommes... Ce que je suis...

Zackley a raison. Je ne peux être ni indécis, ni scrupuleux. Ce n'est pas avec ça que je pourrais mener mes troupes. Vers où ? La victoire ? Avec quels moyens ? J'ai assuré le journaliste que les expéditions reprendraient comme à l'accoutumée, dans le but de reprendre Maria. Mais cela donnera-t-il quelque chose ? Toute cette horreur ne m'a fourni aucune nouvelle possibilité d'y parvenir. Je me sens démuni... et pourtant je dois apporter des résultats au Parlement.

Il me faudrait un indice crucial... Une nouvelle méthode de locomotion révolutionnaire... ou une arme inédite pour abattre nos ennemis. Autrement, je ne ferais que fournir de la viande fraîche à ces monstres, encore et toujours. Je ne sais pas si je pourrais le supporter longtemps...

A force de chevaucher, je me retrouve devant Trost-Nord. Je fournis mes papiers aux soldats de faction, qui me regardent respectueusement - même si ma mise un peu négligée doit les étonner - puis me laissent passer. Pourtant, les champs de Rose ne me redonnent pas le moral. Je crois que la simple vue de plaines infinies me donnera des frissons pour le restant de mes jours. Je ne sens pas l'odeur des fusées de détresse, ni celle du sang maculant les hautes herbes, et les environs ne résonnent que des cris des fermiers joyeux qui travaillent ou rentrent chez eux, mais pour moi, tout ceci ne signifiera plus jamais la paix.

Ce que le monde gardait de beauté est-il réellement perdu pour moi ? Ce que je conservais comme idéal au fond de mon coeur s'est-il fracassé contre le mur de la pénible réalité qui a pris tous ces gens innocents ?

Je presse les talons et mon étalon commence à trotter. Il remonte un chemin de terre vers le nord, mais je n'ai pas envie de suivre les routes. Je veux quitter le monde le temps qu'il faudra. Seulement galoper en solitaire à travers champs. Oublier tout ceci... juste un moment.

Ma monture allonge l'allure, et je l'excite de la langue pour l'inciter au galop. Enfin, la foulée bat le sol dur à un rythme agréable. Le vent me fouette, mon cerveau se vide, et je laisse la vitesse me griser, les larmes couler sur mes joues, si vite emportées... Je ne sais pas où je vais, et je m'en moque.

Peut-être suis-je réellement en train de m'échapper, de fuir tout ceci, cette crasse, cette douleur, les cimetières, les tombes, les morts... sur les ailes du vent...

Pitié... laissez-moi... juste un peu... seul...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant