UN PARFUM DE CULPABILITE(juin 846)Ludolf Marzell, un journaliste

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Je continue de me demander si j'ai bien fait de venir jusque ici

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Je continue de me demander si j'ai bien fait de venir jusque ici. Je n'ai même pas sollicité de rendez-vous, je risque de me faire refouler...

Je scrute les soldats qui vont et viennent dans la cour du QGR, tentant vainement de distinguer les traits d'un visage connu. Personne ne fait attention à moi, ce qui me va très bien ; cela me laisse le temps d'observer mon environnement et d'imaginer un préambule à mon article. Mon crayon coincé entre les dents, je prends note de quelques détails superflus du type que je préfère : les rayons du soleil sur les pièces métalliques, le son des bottes pressées, l'odeur alléchante s'échappant d'une échoppe non loin... Cela me fait penser que je n'ai pas déjeuné...

Je finis par me raisonner. Je suis venu de Sina pour interroger les explorateurs, ils ne vont pas me mettre à la porte pour ne pas avoir prévenu ! Et avec un peu de chance, les vétérans se souviendront de moi. Je dois en cueillir un et le faire parler. Mais aucun ne s'est montré jusqu'à présent.

Est-ce si étonnant ? Quand je pense à la gloire qui les auréolait la première fois que je les ai approchés, cela me fait bien un pincement au coeur... J'aurais aimé que les circonstances soient aussi glorieuses aujourd'hui... Mais l'information est un devoir sacré pour notre journal. Même si c'est douloureux, je dois retranscrire leurs états d'âme et leurs ressentis dans ces moments difficiles. Le peuple a le droit de savoir ce qu'ils projettent pour l'avenir après tout.

J'imagine pendant un instant la chance inouïe de tomber sur le major Erwin en personne... Ce serait beaucoup trop beau ! Même si ça ne veut pas dire qu'il accepterait de me parler. Il se cache encore plus que d'habitude à ce qu'on dit. D'ordinaire, il n'est pas le dernier pour accorder des entretiens afin d'améliorer l'image de son régiment, mais cette fois... L'opportunité de la dernière fois ne se renouvellera peut-être pas. Je ne saurai que lorsque je me serai décidé à approcher du bâtiment.

Je fais quelque pas, ayant tout l'air d'un civil lambda, quand je crois reconnaître quelqu'un... Oui, cet homme si grand avec les cheveux dans les yeux, je le connais, c'est Mike Zacharias ! Il n'est pas réputé pour sa loquacité mais je pourrais peut-être lui arracher un début d'article. Je me dirige vers lui à grandes enjambées, craignant qu'il ne me distance. Il s'apprête à entrer dans le bâtiment quand il me fait face de lui-même. Euh ?... vous m'attendiez ou bien ?...

Il renifle et répond qu'il m'a senti arriver. Moi ? Je regarde aux alentours et constate que nous ne sommes pas seuls dans le coin. J'ai une odeur particulière ? L'odeur des écrivains, qu'il me dit. C'est intéressant ! Je pourrais écrire un article sur votre incroyable odorat un de ces jours, si vous le voulez ! Je suis sûr que ça passionnera nos lecteurs ! Je suis sérieux, vraiment !

En vérité, je ne le suis qu'à moitié. Il me paraît nécessaire d'installer un climat plus détendu entre nous avant de poser des questions. Il semble avoir interrompu son projet initial et se tient entre moi et la porte, attendant que je m'exprime. Très bien. Pour commencer, comment vous portez-vous ? Vous avez été durement éprouvés ces derniers temps. Vos rangs ont beaucoup souffert de cette tragédie. Le moral se maintient ?

Il répond qu'il en faut plus pour abattre les explorateurs, car ils sont habitués aux tragédies même si celle-ci se place sans conteste dans la catégorie des pires jamais endurées par ces soldats. C'est heureux à entendre ! Vous comptez reprendre les explorations dans combien de temps ? Avez-vous les fonds nécessaires ? Pensez-vous que l'Etat va continuer à autoriser les sorties ?

Oups... ma dernière question était trop directe, je me la gardais pour la fin... Zacharias plisse le nez et répond que c'est l'affaire du major Erwin et qu'il n'en sait rien encore. A ce propos, est-il ici ? Je ne voudrais pas le déranger trop longtemps, juste quelques minutes ! J'aimerais avoir ses impressions ! Et aussi des détails sur... ce qui s'est passé... Je n'ai eu accès qu'aux bribes de rapport rendus publics, alors...

Je comprends que je suis allé trop loin. Le grand homme me toise et fait le geste délibéré de m'empêcher de passer en plaçant son long bras en travers de la porte. Il me dit que le major est très occupé et n'a pas de temps à me consacrer, que je ferais mieux de revenir plus tard, ou même d'envoyer un courrier de mon journal si je veux un entretien. S'il vous plaît, je viens de loin... Je ne veux pas vous importuner, croyez-le...

Une tête aux cheveux noir corbeau passe alors sous le bras massif de Zacharias et un visage renfrogné se présente juste devant moi. Je n'ai pas pu lui parler la dernière fois, mais cette fois-ci, je crois que je vais avoir ce privilège ! Par Sina... il n'est vraiment pas grand mais son regard est si intimidant ! C'est comme s'il braquait un fusil sur moi !...

Il demande à son collègue ce que je fais là et ce que je veux. Je déglutis péniblement, me sentant tout d'un coup de trop entre ces deux soldats si dissemblables mais à la force reconnue... Je danse d'un pied sur l'autre, attendant le verdict du caporal du bataillon d'exploration. Il me dit la même chose que Zacharias ; que le major ne reçoit pas, qu'il ne veut voir personne. Il baisse les yeux un instant vers mes pieds et lâche un "ttchh" dégoûté. Comment dois-je le prendre ? J'observe le bout de mes chaussures mais ne note rien d'étrange - hormis la douleur persistante qui me rappelle qu'elles ne sont vraiment pas faites pour les voyages... Le caporal est connu pour ses manies parfois irrationnelles, j'espère ne pas avoir commis un impair...

Ecoutez, si c'est trop tôt, je peux revenir plus tard. J'enverrai une lettre afin de m'annoncer, ainsi le major pourra me donner une date... Vous comprenez, il est nécessaire que le régiment communique avec le peuple, c'est une bonne chose pour vous... Ouhlà, est-ce que je m'enfonce dans les ennuis, là ?...

Le caporal Livaï croise les bras et me regarde fixement. Il vous déshabille jusqu'à l'âme, ce regard là... Vous allez m'interroger ? Eh, c'est mon travail à moi normalement ! J'essaie de garder mon sang-froid et ma dignité. Après tout, je m'y attendais. Ces hommes ont vécu une défaite cuisante sur le plan militaire, c'est normal qu'ils soient sur la défensive. Si seulement je pouvais les rassurer là-dessus...

Le petit homme me pose enfin la question que je redoutais. Suis-je avec ou contre le bataillon ? Je suçote mes lèvres une seconde, et lève les mains en signe d'impuissance. Je suis journaliste, et en tant que tel, je ne peux pas prendre parti ; je dois rester neutre sur les sujets que j'aborde, et... Il se rapproche de moi, me plante encore une fois des yeux, et répète sa question. Moi, en tant qu'homme et citoyen, suis-je avec ou contre le bataillon ?

Il est vain de tenter de fuir. Et après tout, si ma sincérité peut me sauver la mise... ou m'ouvrir des portes... Entre nous, alors... si vous gardez le secret, je vais vous répondre. Je soutiens votre régiment. Si ce n'était pas le cas, je ne serais pas venu moi-même pour écrire cet article. Croyez-le, j'étais le seul à vouloir m'y coller ! Je pense que les explorateurs sont indispensables au Royaume ! Que vous ne devez pas abandonner, car le peuple compte sur vous ! Sinon nous ne retrouverons jamais notre territoire, et nous resterons en cage !

Je souffle un moment. Je ne pensais pas me lâcher autant. Ca fait du bien finalement ! Le caporal jette un oeil à Zacharias, qui hoche la tête vers lui. J'ai... passé un test ? Vous sentez aussi le mensonge ? J'ai dit la vérité ! Apparemment, c'est aussi leur avis, mais contre toute attente, le grand blond m'attrape par les épaules et me guide vers la cour, loin du bâtiment. Eeh, j'ai répondu à votre question, soyez gentils ! Je veux un entretien !

Le caporal, sur le pas de la porte, me lance que je n'ai qu'à écrire les mots que j'ai dits moi-même et que ce sera très bien pour les affaires du bataillon. Mais ça ne marche pas comme ça ! Ce sont vos mots que je veux ! D'accord, je prendrai ma revanche ! J'enverrai une lettre de mon journal et vous devrez bien me recevoir ! Je veux parler au major !

Zacharias lâche un petit ricanement à mon oreille avant de m'abandonner, penaud, près de l'arche menant à la rue.

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant