MONDE, JE TE FAIS MES ADIEUX(mai 846)Nadja Rosewitha

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J'entre dans l'hôtel de ville en faisant le moins de bruit possible ; cependant, le son de mes bottes me semble tonitruant, et je remarque que de nombreux regards se tournent vers moi

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J'entre dans l'hôtel de ville en faisant le moins de bruit possible ; cependant, le son de mes bottes me semble tonitruant, et je remarque que de nombreux regards se tournent vers moi. Je suis tentée un instant de repartir, sachant les minutes déplaisantes qui vont suivre, mais ce qui doit être fait ne peut attendre...

Je baisse la tête et remonte le couloir en regardant le sol. Il y a beaucoup de civils ici, quelques uniformes aussi. J'aurais peut-être dû retirer ma veste, car je crains qu'on ne m'arrête pour me poser des questions. Ces derniers temps, il est très difficile pour les explorateurs de circuler sans se faire interpeller au sujet de la prochaine expédition... J'ai beau faire partie de l'escouade spéciale, je ne sais rien de plus que ce que veut bien nous dire le caporal-chef. Il a été très occupé avec les civils à former rapidement, aussi nous a-t-il laissés nous débrouiller seuls entre nous. Nous avons passé beaucoup de temps tous les quatre, mais bizarrement, nous avons peu parlé...

J'espère que le major nous donnera quelques jours de congé afin que nous puissions aller voir nos familles. Je n'ai pas pu voir ma mère ni Mariele depuis l'annonce et je ne sais pas comment elles se sentent... Ont-elles confiance ? Je porte la main à mon pendentif et le roule entre mes doigts. Je suppose que Erd voudra aussi voir sa fiancée avant de partir. Quant à Gunther... c'est plutôt à moi de décider si je veux lui avouer quelque chose ou pas. Je pourrais le regretter si jamais nous... Non, je ne dois pas penser à ça, il me faut des idées positives. Je suis la plus âgée de l'équipe, je ne peux pas me laisser aller à imaginer le pire.

Je trouve enfin le bon corridor et me dirige vers les bancs d'attente situés devant la porte du notaire. Il y a déjà quelqu'un qui attend ; c'est Claus. Les mains crispées sur les cuisses, il regarde par terre sans faire attention à ce qui l'entoure. Il réfléchit sans doute. Je ne sais pas si... Techniquement, nous sommes tous en droit de déposer notre démission et d'espérer une retraite modeste, mais je ne pense pas qu'aucun d'entre nous ne se résoudra à cette lâcheté. Je ne peux pas affirmer n'y avoir jamais pensé. C'est peut-être vrai pour lui aussi. Je m'assois à côté de lui, pas trop près, et attends qu'il relève la tête.

Il prononce mon nom sans me regarder. Tu as su que c'était moi ? Toi aussi, tu as choisis aujourd'hui ? Il hoche la tête mais son expression reste triste et fermée. Il a tellement changé ces derniers temps. Il était toujours si bravache et vantard, ça me manque parfois ! Contrairement à moi, il a vécu l'évacuation des plaines de Maria, et des images de cauchemar reviennent peut-être le hanter. Il aurait toutes les excuses pour avoir peur, pour ne pas vouloir revivre cette horreur des civils poursuivis par les titans...

Nous savons tous deux pourquoi nous sommes ici ; pour mettre à jour et valider définitivement le testament que nous avons rédigé au moment de notre entrée dans le régiment. Je me souviens du jour où je l'ai fait. A ce moment, cela m'avait paru une banalité, quelque chose de futile, car la mort me paraissait loin. Mais aujourd'hui, il n'en est rien.

La mort ne m'a jamais parue plus proche et certaine. Et pourtant, je me sens si calme... Ou alors je ne réalise tout simplement pas encore ce que ça représente. A mon âge, on ne pense pas à mourir, même si nous prenons ce risque chaque fois que nous sortons. Gérer ma vie et celle de mes camarades m'a toujours paru simple, mais à présent, nous allons devoir guider des milliers de personnes et être responsables d'elles. Cela change tout. Il y a tant de facteurs à prendre en compte, tant de choses qui peuvent mal tourner...

Je fais confiance à nos supérieurs pour organiser les choses au mieux. Mais en mon for intérieur, je sais, je sens... que cette expédition ne peut pas bien finir.

Claus, regarde-moi et parle-moi, ça me donnera du courage pour relire les lignes que j'ai déjà écrites et que je ne vais sans doute pas modifier. Et toi, tu vas y changer quelque chose ? Que possèdes-tu que tu voudrais léguer ? Et ta famille, tu vas aller les voir ? Il me répond en se tournant légèrement - une mèche de ses cheveux me cache encore son visage - qu'il y pense depuis une bonne demi-heure mais qu'il ne sait pas encore. Tout comme moi, il ne doit pas posséder grand chose.

Tu sais, j'aurais voulu que les premiers jours durent encore. Les expéditions avec le caporal, la formation de détection du major, les titans qui tombent comme des mouches. Juste nous cinq. Revoir le Mur Maria avant de... je veux dire... Cette époque me manque, et pourtant elle n'est pas si loin. Quand le caporal nous faisait tout récurer et que tu te plaignais sans arrêt ! Cela fait un peu moins d'un an, mais... finalement j'ai l'impression de te connaître aussi bien que Erd et Gunther.

Il ricane de façon forcée et rétorque que je suis loin de tout savoir de lui. Ah bon ? C'est peut-être le moment alors. Dis-moi quelque chose que j'ignore, d'inattendu, qui me surprendrait totalement ! Vas-y, étonne-moi !

J'ai à peine fini de prononcer ces mots que je sens sa main se glisser derrière ma nuque pour m'attirer vers lui et quelque chose de chaud se plaque sur ma bouche, me coupant toute possibilité de protester. Mon premier réflexe est de le repousser en appuyant sur ses épaules, et il s'écarte enfin en n'opposant aucune résistance. Je jette des coups d'oeil dans les parages mais il n'y a personne... Je reprends mon souffle petit à petit, la main posée sur ma poitrine. Mon coeur bat si fort... Je n'en reviens pas, c'était mon premier baiser ! J'avais imaginé autre chose, et avec quelqu'un d'autre... J'ai encore la sensation du contact de ses lèvres sur les miennes, et pourtant je ne trouve rien à lui dire. Lui non plus ne semble pas pressé de s'expliquer. Je ne pense pas qu'il ait besoin de le faire... Il évite seulement mon regard, pour finalement murmurer un "désolé..." furtif et honteux.

Je ne veux pas l'accabler. Je n'ai qu'à peine l'impression d'avoir été agressée... Il est mon coéquipier et je sais qu'il ne me ferait pas de mal... La porte du notaire s'ouvre et un explorateur en sort, l'air abattu. Claus se lève et je me retrouve alors seule dans le couloir avec mes doutes et ma stupéfaction de ce qui s'est passé. Pendant un moment, cela éclipse même la perspective de la reconquête de mon esprit. Le goût que je sens sur mes lèvres, c'est celui de sa peur, de son incertitude, de son courage aussi... Je ne peux pas me résoudre à lui dire... Claus, tu as pu partager ces émotions avec moi mais cela n'ira pas plus loin... Je ne peux pas répondre à ça, pas avec toi. Mais si ça t'a permis de te sentir mieux, si ça a pu te donner un peu plus de force et d'assurance, alors...

... ne sois pas désolé...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant