Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]

MONDE, JE TE FAIS MES ADIEUX(mai 846)Jacoberto Arlelt

Quelle belle journée qui s'achève ! Quand je pense que de tels jours sont sans doute terminés pour moi, je ne peux retenir un sourire amer...

Je me laisse aller doucement dans ma chaise à bascule en repensant aux jours anciens où j'étais un jeune homme plein de rêves et d'espoir. Non loin de là, mon petit Armin joue innocemment avec son meilleur ami Eren, avec lequel il refait toujours le monde. Il me rappelle tellement moi-même à son âge... Je me souviens quand, avec Hadulfo, nous faisions rouler nos bateaux en papier le long des trottoirs inondés les jours de tempête. Nos mères avaient renoncé à nous faire rester à la maison les jours de pluie, invariablement suivis de rhumes coriaces...

En ce temps, les gens étaient différents. Toujours à guetter un titan, à redouter une attaque venue de l'extérieur, comme si des souvenirs lointains continuaient de les pourchasser mais sans qu'ils puissent jamais les identifier clairement. Mes propres parents étaient des gens fantasques, avec un comportement parfois très étrange. Je me souviens de ma mère pleurant sans raison dans la cuisine, ou de mon père, le regard vide, une bouteille à la main face à la fenêtre, murmurant des sibyllins "... vive Eldia...", que je n'ai jamais compris. Ils n'ont jamais pu me donner une explication de tout ceci, et quand cela arrivait je me cachais dans un coin et attendait que cela passe. Certains de mes camarades me décrivaient les mêmes phénomènes chez eux et très vite, j'ai compris que quelque chose ne tournait pas rond entre ces Murs.

Mais le temps a passé et les gens ont changé. La sécurité et la paix leur semblaient acquises et un quotidien plus sain et insouciant s'est imposé. Nous avons tous grandi et notre soif de connaissances également. Ce que proposait l'Etat en la matière ne me convenait guère et j'ai vite monté un petit club d'initiés avec mes proches amis. Nous étions des adolescents mais nous ne manquions jamais une occasion d'arpenter les quatre coins du Royaume pour écouter les histoires de tel marchand, tel artisan, telle vieille bonne femme. Cela a alimenté notre curiosité au fil des ans, et j'ai aiguisé mon talent au dessin grâce aux descriptions fabuleuses de ces conteurs. Les créatures qu'ils décrivaient semblaient sortir tout droit de leur imagination même s'ils affirmaient qu'elles existaient au-delà des Murs. Nous étions fascinés.

J'ai fini par me marier et ma femme m'a donné un fils assez rapidement. Je n'ai pas attendu longtemps pour l'initier à tous ces secrets. Ma femme fermait les yeux sur tout ceci même si elle craignait toujours que nous soyons découverts. Le gouvernement n'appréciait guère les passe-temps comme les nôtres ; il cachait délibérément des vérités qui ne transparaissaient à travers les récits officiels qu'aux yeux des érudits, comme moi. Je ne voulais pas mettre en danger ma famille, alors je suis resté discret pendant un bon moment. Mais la recherche de la vérité est une passion dévorante...

Hadulfo et moi avons produit un livre, avec ses textes et mes dessins. Il relatait tout ce que nous avions pu glaner au fil des ans sur les trois Murs, le mythe des Déesses, la menace des titans, et sur ce que renfermait probablement le monde extérieur. Tout ceci sous pseudonymes évidemment. Mais cela n'a pas suffi. Des livres sulfureux ont été mis à l'index. Un de nos imprimeurs s'est fait découvrir et nous a dénoncés pour sauver sa vie. Il ne connaissait pas nos vrais noms ni où nous vivions, mais j'ai très vite compris que je devais me cacher et rester loin des miens pour leur sauvegarde... Mon petit Seifert allait me manquer et je me demandais alors si je le reverrais un jour... Je pensais aussi à Hadulfo et espérais de tout mon coeur qu'il avait réussi à prendre la fuite. Encore aujourd'hui, j'ignore ce qu'il est devenu. Il m'a peut-être cru mort et n'a donc pas essayé de me recontacter. Ou bien... ah, je ne veux pas y penser...