TREPAS, ME VOICI(juin 846)Helma Kerstin

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Les chevaux ne doivent pas s'arrêter ! Je ne parviens pas à comprendre comment ils arrivent à distancer ces monstres en traînant cette charrette, mais je sais que s'ils trébuchent, s'ils perdent un seul mètre de terrain, c'en est fini de nous !

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Les chevaux ne doivent pas s'arrêter ! Je ne parviens pas à comprendre comment ils arrivent à distancer ces monstres en traînant cette charrette, mais je sais que s'ils trébuchent, s'ils perdent un seul mètre de terrain, c'en est fini de nous !

Je claque les rênes sur les croupes luisantes de sueur et je vois leur encolure s'allonger encore dans l'effort. Quelles courageuses bêtes !... J'ai dû me dévouer pour tenir le rôle de conductrice car l'homme de Zella ne semble guère capable de faire grand chose à part se tordre les mains depuis plusieurs heures. Les explorateurs qui nous accompagnaient se sont éparpillés, et alors les titans sont tombés sur nous.

Je savais que je les reverrais mais je ne voulais pas penser à l'horreur - la même que ce jour-là - de me retrouver de nouveau à leur merci, face à leurs visages défigurés à jamais... Ils sont toujours si inhumains, si inexorables... Rien ne peut les arrêter ! Alors j'ai sauté sur le banc laissé vide par son précédent occupant - il a couru au loin en espérant leur échapper, l'idiot, mais il s'est fait vite rattraper - et j'ai laissé mon instinct me guider. Zella avait à peine commencé à pousser... Je l'ai laissée avec son homme mais j'ai bien peur qu'il soit trop terrifié par tout ce qui arrive pour l'aider.

Nous ne sommes plus que trois dans ce chariot. Les bonbonnes de gaz qui restent brinquebalent dans mon dos, mais je ne me soucie plus de garder le matériel en bon état. Tout ce que je veux c'est gagner le couvert des arbres en espérant qu'ils cacheront la vue de ces monstres et qu'ils iront voir ailleurs. Je n'y connais rien, en titans ! Je ne sais pas comment les semer, ni comment ils vont réagir, alors je fonce sans me retourner ! Les cris de Zella me percent le coeur mais je ne peux pas l'assister ! Si elle veut que son enfant ait une chance de vivre, je dois continuer !

Je porte mon regard sur ma droite, et aperçois des explorateurs se battant contre les géants. Je ne peux pas déterminer s'ils s'en sortent ou non... Un crissement métallique fait vibrer mes oreilles et un soldat se pose alors dans mon véhicule. Je claque de nouveau les rênes en gardant le cap et ne peut m'empêcher de vérifier de qui il s'agit. J'ai désespérément besoin de voir un visage familier. Je la reconnais ; c'est le médecin en chef du bataillon. Son équipe nous a accompagnés un bon bout de chemin. Apparemment, il y'en a qui sont encore en vie...

Elle change ses bonbonnes, mais je sens à ses gestes fébriles qu'elle va manquer de temps. Les titans sont derrière nous ! Il y'en a au moins cinq, si je compte bien... ! Pitié, aidez-nous, donnez-nous un peu de répit ! Comme si elle avait entendu mon appel silencieux, elle décolle de nouveau et se jette sur le visage du premier titan qui se présente. Je me force à me détourner pour regarder la route, en espérant à chaque foulée que les chevaux ne vont pas trébucher ou mourir de fatigue. J'aperçois des arbres, je crois. Ils ne sont plus si loin...

C'est alors que les cris mêlés de Zella et de son homme éclatent à mon oreille et je refuse de me retourner pour regarder. L'enfant est-il arrivé ? Ou notre dernière protectrice vient-elle de succomber ? Je n'en sais rien, je dois seulement aller tout droit ! Les arbres nous protègeront, j'en suis persuadée ! Nous devons juste les atteindre... Encore quelques mètres...

La charrette fait alors un bond formidable dans les airs et je sens mon corps partir en arrière, puis en avant, dans tous les sens, puis se briser douloureusement en retombant sur le sol, à quelques mètres du véhicule. Je... je me sens sonnée une minute, ma vision se brouille... Quand je reprends mes sens, je vois d'abord la cuisse d'un cheval, agitée de soubresauts, juste à côté de ma main écorchée. Une roue qui tourne dans le vide. Nous avons été renversés ?... Un titan a dû percuter l'arrière, ou abattre sa main dessus... Non... nous y étions presque !...

Je tente de me relever et une brûlure à mon côté m'indique que je suis blessée. Pas assez pour ne pas ramper sur le sol. Comme par instinct, je me glisse sous la charrette en imaginant que cela va me cacher le temps de réfléchir. Je sais que ma situation est désespérée... mais une vision d'horreur me fait comprendre que je suis loin d'être la plus à plaindre.

Coincée sous une roue du chariot, Zella, le corps ensanglanté - le sang de la naissance mais aussi de la mort... - me fixe sans dire un mot. Elle n'est pas morte, ses lèvres bougent mais rien n'en sort. Je rampe vers elle et passe ma main sous sa tête poisseuse. La roue a écrasé en partie son ventre... il n'est plus qu'une bouillie sanglante de viscères... Je me retiens de vomir... Oh, par Sina...

En jetant un oeil au-delà de notre cachette, j'aperçois l'homme de Zella, traînant la jambe, cherchant à fuir les titans qui sont déjà après lui. Il y a tant de sadisme dans leur façon de le traquer, de le prendre, de le laisser tomber pour le reprendre à nouveau. Je ne l'entends pas hurler mais je sais qu'il le fait. Je cache les yeux de Zella pour qu'elle ne voit pas... Nous ne pouvons rien faire pour ce malheureux... Et je ne peux rien faire pour elle non plus...

Zella parvient à lever la main et à m'indiquer quelque chose, juste à côté d'elle. Je me penche sur elle en défiant ma répugnance et voit alors le petit corps violacé, immobile... Le cordon a été arraché... Comment peut-il encore vivre après cette chute ?! Mon coeur manque un battement... Quelque chose en moi remue follement et je fais le geste de saisir le bébé entre mes bras, indifférente à son apparence misérable et souffreteuse. Il est comme tous les nouveaux-nés... et son coeur bat, je le sens.

J'oublie un moment l'horreur où je me trouve et reviens des années en arrière, quand je tenais Gero de la même façon, mais dans une jolie chambre toute propre hormis les draps tachés et entourée de mes proches. Je me souviens de la joie, des larmes de soulagement, du sourire de mon mari... Il y avait des fleurs dans un vase juste à côté, je me souviens de leur parfum... Cette souffrance là menait au bonheur. Mais pour celui-ci...

Je le serre dans mes bras plus fort et il se met à pleurer ; puis j'étreins la main sans vie de Zella. Elle vient de partir... Peut-être les titans laisseront-ils son corps tranquille si elle ne respire plus... Je suis cernée par la mort ! Elle a une odeur particulière qui n'est pas celle du sang ou des tripes chaudes... Je ne peux la décrire, mais je sais que c'est elle. La panique me gagne. ll n'y a donc personne pour nous aider et donner à cette petite vie une chance de continuer encore un peu ?! Où sont les anges ?! Où est le caporal Livaï ?!

Je me traîne sur le sol à l'opposé des monstres qui me traquent et dont les mains tâtonnantes commencent déjà à se glisser sous le chariot... Elles n'épargnent pas Zella ; elles saisissent le cadavre disloqué de cette jeune fille qui a donné la vie sur un champ de mort, et il disparaît de ma vue. Je ne peux qu'entendre les sinistres bruits de mastication... Un bras tombe sur le sol dans une flaque de sang... Pourquoi ne puis-je me détourner de ce spectacle répugnant ?! Que quelqu'un vienne !

Mais je comprends que personne ne viendra. Toi et moi sommes les prochains. Tu sais, je crois qu'il n'y a pas d'anges finalement. Car s'ils existaient, ils viendraient au moins te sauver. J'ai sans doute commis des fautes, mais toi tu es innocent. Tu devrais vivre... Je ne peux pas te sauver...

Alors je me mets à le bercer, en lui chantonnant une comptine que je fredonnais à Gero quand il était tout petit. Il était persuadé qu'un monstre se cachait sous son lit et il remontait alors la couverture jusque sur son nez pour ne pas montrer sa peur. Mais ma comptine lui redonnait toujours le sourire...

Les monstres existent, Gero. Ils n'étaient pas sous ton lit, c'est tout. Et ta maman ne peut rien faire contre eux avec ses chansons...

Je ferme les yeux et laisse les larmes monter avec la mélodie qui me fend la poitrine. Le bébé semble apaisé, il se blottit contre mon sein, et cette sensation de plénitude familière mais lointaine m'envahit alors, tandis que je sens un doigt avide s'enrouler autour de nous...

Je vous en prie, ne réveillez pas mon petit, il dort si bien...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant