ÊTRE POLI COÛTE PEU ET ACHETE TOUT(octobre 845)Lothar Merten

502 57 30
                                    

Je m'apprête à fermer mon registre ainsi que les portes de l'établissement

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

Je m'apprête à fermer mon registre ainsi que les portes de l'établissement. Je ne pense pas avoir du monde pour ce soir. Les journées sont mornes et m'apportent peu de profit. La saison des courses est terminée et j'ai dû renvoyer le personnel afin de faire des économies. Chaque année, cette baisse de fréquentation est difficile à négocier. Mais on s'en sortira, comme toujours.

C'est donc moi qui doit veiller à tous les détails ; sauf la cuisine, c'est toujours ma femme qui s'en charge. Je dois compter les clefs - seulement trois chambres occupées aujourd'hui -, noter la maigre recette du jour, ranger le registre et donner un coup de balai par terre, ainsi que lustrer un peu le comptoir et les lambris. Mes quelques clients se rendront compte que même en période creuse, on ne se laisse pas aller, au Relais. Une réputation, ça se construit tous les jours.

Une fois tout ceci fait, je me dirige vers la porte pour la verrouiller pour la nuit, quand j'entends le claquement caractéristique de roues sur le pavé. Je jette un oeil par une fenêtre et aperçois une diligence qui s'arrête devant l'établissement. Je ne distingue pas les occupants - ils sont habillés sombrement - mais je ne tarde pas à comprendre qu'ils se dirigent vers le Relais. Ah ! Finalement, la chance me sourit peut-être ! Je vais devoir ressortir mon registre !

Je suis tellement heureux de cette chance que je prends les devants et ouvre la porte en grand pour les nouveaux venus. L'air frais pénètre dans le Relais et je frissonne un peu. Deux hommes grimpent les petites marches jusqu'à la porte et je remarque qu'ils n'ont pas de bagages - ça veut dire qu'ils ne resteront que pour la nuit. Ils dégagent une impression générale de fatigue ; leurs beaux vêtements de gentilshommes brillent légèrement - c'est une nouvelle mode - et je ne doute pas d'avoir affaire à des hommes riches. Mes plus belles chambres sont disponibles et si je pouvais les leur donner...

Pas de précipitation. Le grand blond me sourit chaleureusement, mais le petit brun ne dit rien. Il semble un peu ailleurs et ses yeux gris sont inexpressifs. Je me demande ce que deux hommes seuls peuvent bien faire à Ehrmich à cette heure. Une petite sauterie a peut-être eu lieu dans la journée, ou un mariage, mais ce n'est pas la saison des mariages.

Entrez, entrez, mon établissement est à votre disposition ! Ils entrent enfin et je me glisse de nouveau derrière mon comptoir. Je leur laisse le temps de regarder les lieux et d'apprécier la décoration rustique de mon intérieur. Il n'y a pas de fioritures inutiles dans notre ville, le plus important c'est l'aspect pratique et le confort. Le blond s'avance vers moi et demande si j'ai des chambres disponibles. J'ai toutes les chambres qu'il vous faut ! Je présume que vous en voulez deux. J'ai à l'étage les deux plus belles pièces que vous pouvez imaginer ; attenantes, avec une salle de bain commune.

A l'évocation de la salle de bain, les yeux du petit homme s'animent enfin et la suite de la conversation semble beaucoup l'intéresser. Il s'accoude au comptoir et regarde le blond en hochant la tête. Ils me demandent les tarifs et je leur montre le panneau derrière moi. Le brun siffle entre ses dents et murmure que ce n'est pas donné. Je suis un peu surpris car nos prix sont les plus attractifs de la ville. Hm, je me suis peut-être un peu emballé en pensant qu'ils avaient de l'argent... Bien, changement de plan.

Messieurs, si le prix de deux chambres vous semble trop élevé, nous disposons aussi d'une grande mansarde sous le toit, très coquette, avec deux lits et une baignoire. Cela vous reviendra moins cher de louer celle-ci. Je constate qu'ils n'ont pas l'intention de discuter longtemps et acceptent de partager cette pièce pour la nuit. Bien, puis-je avoir vos noms, s'il vous plaît ?

Le grand blond prononce "Erwin Smith" et je m'arrête d'écrire pendant une seconde afin de bien assimiler l'information. Le major du bataillon d'exploration, dans mon Relais ? Cette nuit est décidément pleine de surprises agréables ! Je remarque alors le collier qu'il porte, à moitié caché dans son col. Oui, c'est bien ça, je ne me trompe pas ! Il n'a pas besoin de le savoir mais une petite nièce à moi est exploratrice ! Cela me fait tout drôle de me tenir face à cet homme dont le nom a fait le tour du Royaume ! Raison de plus pour briller ! Et vous, monsieur, puis-je avoir ?...

Le petit brun répond "Livaï" et là mon vieux coeur manque un battement. Je n'aurais pas été plus heureux de voir une procession royale franchir le seuil ! C'est le genre de chose qui n'arrive qu'une fois dans une vie ! Mais je sais rester professionnel et les clients aiment la discrétion, alors je ne fais aucun commentaire sur leurs identités ; je ne donne même pas l'impression de les avoir reconnus. Leurs noms inscrits dans mon registre sont une récompense suffisante.

Messieurs, je ne peux vous proposer un souper à cette heure, je présume que vous n'en avez pas besoin. Le caporal Livaï secoue la tête avec ce qui ressemble à un haut le coeur et le major confirme. Mais vous désirerez peut-être un petit déjeuner pour demain matin ? Non ? Vous êtes sûrs ? Bien. Le caporal exige tout de même du thé au réveil. Cela ne posera pas de problème. Comptez-vous vous servir de la baignoire ? J'ai cru comprendre que oui. Dès maintenant ? Le caporal acquiesce, et je marque tous ces détails sur le registre. La citerne est pleine, vous pouvez vous servir en eau. Je vais vous monter le fourneau afin de la chauffer. Laissez-moi vous guider jusqu'à la chambre, il faut monter.

J'attrape la clef, mon dernier chandelier allumé, et les emmène vers l'escalier - en appréciant leur absence de bagages, mon pauvre dos supporte de moins en moins ce genre d'exercice. Je les laisse pénétrer dans la pièce. Elle n'est pas très haute de plafond - assez tout de même pour que le major ne soit pas incommodé - mais plus facile à chauffer. Ma femme l'aime particulièrement et a tenu à l'aménager avec goût. Tous les meubles - les commodes, la grande armoire, le pot de chambre, le cabinet de toilette - sont de famille et donnent à la pièce une atmosphère très douillette. Les deux lits sont faits, et le parfum de la lavande embaume le lieu. Oui, les deux explorateurs seront bien ici.

Le caporal fait quelques pas et remarque tout de suite la baignoire derrière le paravent. Tandis que le major allume les bougies, il passe la main sur les meubles, se baisse pour regarder sous les lits - je suis un peu gêné devant son attitude étrange -, puis il se laisse tomber sur l'un d'eux et annonce qu'il choisit celui-ci. Le major se débarrasse de sa veste et me dit que la chambre est parfaite ; je suis rassuré. Je peux m'en aller, revenir avec le fourneau, puis me glisser moi-même dans mon lit. Le caporal me propose de m'aider à monter le matériel. Oh, c'est très gentil mais je ne peux pas accepter ! Vous êtes mon client, ce n'est pas à vous de...

Le major rétorque que je risque de vexer le caporal si je n'accepte pas son aide, et puis ces objets sont très lourds... C'est vrai, je pourrais me faire un tour de rein, mais... Vraiment, je ne peux...

Le caporal, qui a enlevé sa veste et se présente maintenant en chemise et gilet, ne me laisse pas finir et se précipite dans l'escalier en me demandant où il est ; il compte utiliser la baignoire tout de suite et ne veut pas attendre. Je lui indique la porte du débarras au rez-de-chaussée et je le vois remonter ses manches au-dessus de ses coudes.

Les explorateurs ne s'embarrassent vraiment pas de formalités, on dirait !

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant