ÊTRE POLI COÛTE PEU ET ACHETE TOUT(octobre 845)Dot Pixis

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Les fiacres ne cessent de défiler

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Les fiacres ne cessent de défiler. A intervalles réguliers, le portier déclame des noms, des titres, des fonctions prestigieux, afin que chaque invité puisse savoir à l'avance qui va faire son entrée. Je connais déjà une bonne partie d'entre eux, rencontrés dans d'autres soirées mondaines. Je ne rechigne pas à m'y rendre tant que l'on me garantit du bon vin à boire.

Je ne me mêle pas encore aux convives, il y a trop peu de militaires ici. Un verre à la main, je me tiens sur une des terrasses en hauteur de la résidence du généralissime. D'ici, on peut apercevoir la seconde enceinte de Mitras - un mur dans le Mur - qui nous rappelle que nous nous trouvons à la périphérie de la capitale. Les demeures y sont tout aussi riches et vastes, mais les rues sont plus animées. Le centre de Mitras est particulièrement ennuyeux ; aucun commerce, aucune taverne, rien que les habitations des proches du roi et de sa famille. Même si Zackley en avait eu l'opportunité, je ne suis pas sûr qu'il aurait aimé y habiter.

Je sirote une gorgée de mon verre - un illustre millésime -, garde mes yeux levés au loin, fixés sur le long boulevard qui fuit vers le sud, et j'essaie de deviner qui se trouve dans le fiacre qui se présente. Les aristocrates préfèrent les fiacres, ils les trouvent plus élégants. Les diligences sont pour les gueux qui voyagent en troupeaux, disent-ils. Personnellement, une bonne vieille diligence m'a toujours parue plus confortable, les pavés de Mitras sont irréprochables mais on les sent davantage dans un fiacre.

Je prête l'oreille à ce qui se passe en bas et entends prononcer le nom d'un personnage important. Encore un. Zackley a vu les choses en grand. Mais nous attendons tous les invités d'honneur de la soirée. C'est incroyable que tout ce beau monde se soit déplacé pour rencontrer deux personnes qui hier encore étaient quasiment inconnues. Je me souviens de Erwin Smith. Toujours aux côtés de Keith Shadis, dans son ombre mais dévorant l'espace par sa seule présence. Je ne sais pas trop quoi penser de cet homme-là. Il a l'air tout à fait capable de renouveler le bataillon, mais je soupçonne des ambitions plus grandes... Quant à son subordonné... on lui donne déjà tellement de titres honorifiques que c'est à se demander si tout un service des journaux du Royaume ne passe pas ses journées à cela ! Est-il réellement aussi fort qu'on le dit ? A en croire les témoignages, il serait capable de défaire une armée entière de titans à lui seul ! C'est grotesque, personne ne le peut.

Le soir commence à tomber. Le haut des pignons, flèches et tours de Mitras se couronnent d'or pendant quelques minutes, puis les réverbères prennent le relais du soleil. On voit toujours assez bien la petite place devant la porte de Zackley, ainsi que le ballet de véhicules qui vont et viennent. Les robes pastels des dames égaient la pénombre et le toc toc monotone des cannes des messieurs résonne dans l'air nocturne.

Je distingue vaguement dans la lumière projetée par le vestibule de la résidence une silhouette familière et reconnaît Nile Dork, le commandant des brigades spéciales. Il est seul, c'est très étrange... J'espérais bien pouvoir saluer sa ravissante femme. Enfin, hum... mon épouse est présente ce soir, et je vais devoir bien me comporter. J'ai réussi à m'esquiver, la laissant en compagnie de ses amies, et je sais que je peux compter sur encore quelques minutes de solitude.

Puis, une diligence militaire débouche enfin au bout de l'avenue et roule à vitesse moyenne vers la résidence.

Je me décide à descendre. Je me doute de qui il s'agit. Une diligence en cette occasion... Cela ne peut être l'initiative que de gens qui comptent leur argent, autrement, venir à une telle soirée là-dedans serait très mal vu. Des explorateurs aux aguets évidemment... Je vide mon verre, et le pose sur le plateau d'un serveur qui passait par là. Je prends dans la figure la lumière, la musique, les sons de la réception de Zackley et pendant quelques secondes, mes oreilles bourdonnent. Les ors des meubles, des bibelots, la porcelaine étincelante, les grands miroirs, tout ceci m'éblouit un instant. Puis j'aperçois ma femme, assise dans un sofa avec d'autres dames en train de dévorer des canapés ; elle me fait signe de sa main gantée de rose. Ce n'est pas un comportement très décent pour une femme, mais pour les plus âgées, on fait l'impasse. Elle en profite toujours. C'est ce qui continue de me plaire chez elle.

Avec les années, nous sommes devenus davantage des amis que des époux. Je ne peux pas me plaindre de ne pas l'avoir choisie mais il n'y a jamais eu beaucoup d'amour entre nous. La complicité nous a davantage rapprochés. Elle m'a donné de beaux enfants qui font maintenant leur vie, et depuis que notre mission est accomplie de ce côté-là, nous nous entendons mieux.

Ce qui n'empêche pas que l'on peut laisser traîner nos yeux de temps en temps... Je suis du regard un faux-cul orange flamboyant particulièrement impressionnant, en me demandant à qui il peut bien appartenir... quand je tombe sur Dork. Il me lance un coup d'oeil un peu gêné, mais je ne lui en veux pas. Il n'a pas comme moi la passion des jolies dames. Je le comprends, si j'étais à sa place, je n'irais pas voir ailleurs !

Il me demande comment cela se passe, et je lui réponds que la réception est déjà commencée. Où se trouve Mary ? Je me faisais une joie de la complimenter sur sa toilette. Il me traite de vieux fripon dans sa barbe et me répond qu'elle est souffrante. Oh, mes excuses, j'espère qu'elle se rétablira. Vous avez goûté ce vin ? Zackley a déjà ouvert ses meilleures bouteilles ou il nous réserve encore mieux !

J'essaie de l'attirer vers le grand salon afin qu'il puisse en juger par lui-même, mais il s'immobilise soudain. Le portier s'est frayé un chemin dans le vestibule encombré et pousse avec douceur les convives hors du chemin. Tous, les nobles dames, les messieurs en costume, les serveurs virevoltant, s'arrêtent soudain de parler et de bouger, et les yeux convergent tous vers la porte d'entrée. Dans l'encadrement apparaissent deux silhouettes sombres, côte à côte. Les deux hommes ne portent pas de chapeaux car c'est réservé à l'aristocratie. Leurs deux costumes bleu marine, légèrement chatoyants, captent les lumières de l'entrée et pendant un instant, je me demande s'il s'agit bien de nos deux explorateurs. Ils sont allés loin dans le raffinement, même moi j'ai gardé l'allure d'un soldat dans ma tenue. Mais eux ont l'air de deux civils parfaitement normaux.

La seule chose qui les différencie, c'est que les invités se présentent habituellement en couple, en famille, ou par groupes d'au moins trois ou quatre personnes. L'arrivée conjointe de deux hommes seuls fait déjà parler dans mon dos. Bah, nous le savions, de toute façon. Tout le monde les attendait, je ne vois pas pourquoi s'étonner.

Enfin, le portier annonce les nouveaux venus : Erwin Smith, treizième major du bataillon d'exploration, et le caporal Livaï, héros des Trois Murs, tous deux décorés par Sa Majesté elle-même, grands vainqueurs de l'armée des titans, bienfaiteurs du peuple de Maria, espoir et lumière de l'humanité.

Ouf, c'était interminable ! Ce pauvre homme a dû réviser longtemps pour se souvenir de tout ça ! Ils cumulent à eux deux un nombre à la fois impressionnant et ridicule de titres dont eux-mêmes doivent se moquer. Et bien, au moins, c'est fait.

Erwin Smith fait un pas vers le salon - suivi du caporal - et quand ils entrent enfin dans la pièce, un tonnerre d'applaudissements retentit autour de nous. Dork et moi nous regardons sans savoir si nous devons participer ou non. Mais les yeux sont tous fixés sur les deux invités vedettes de la réception et personne ne remarque notre indécision.

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant