LES COEURS HEUREUX SE RIENT DU FROID (décembre 845) Mary Dork

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Je suis bien heureuse de me sentir mieux aujourd'hui

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Je suis bien heureuse de me sentir mieux aujourd'hui. Obligée de garder la chambre pour me soigner de mon dernier coup de froid, cette sortie en famille était tout à fait ce qu'il me fallait. Nile est très séduisant dans sa redingote à la mode, et mes petites courent devant nous, très embarrassées de devoir me tenir la main. Comme nous devions voir quelques parents à Trost, nous avons aussi décidé de dîner en ville. Nous arrivons bientôt au restaurant où Nile espère une table libre ; il a été occupé ces derniers jours et n'a pas eu le temps de réserver. Nous serons quittes pour trouver un autre établissement si celui-ci nous fait défaut. Après tout, il est encore tôt et il ne fait pas trop froid.

Il est très rare que nous sortions tous les quatre. Nile a toujours peur que les petites fassent des bêtises et que ses pairs critiquent son mode d'éducation. C'est surtout moi qui m'en suis occupée, il faut dire. Je me suis toujours assurée de leur donner les bonnes manières que leur rang nécessite, tout en leur laissant assez de liberté pour expérimenter elle-mêmes leurs propres limites. Je veux qu'elles deviennent des femmes fortes et capables de choisir leur propre vie. Je sais qu'elles seront sages ce soir.

Nous y sommes. La façade extérieure m'informe assez de ce qui doit se trouver à l'intérieur. Un établissement où tout le monde parle bas et se tient bien droit sur sa chaise, fréquenté par le "gratin", avec un serveur planté derrière vous prêt à remplir votre verre à la seconde où vous le finissez... Je n'ai pas envie d'être désagréable, mais ce type d'endroit ne me plaît guère... Ce n'est pas ici que je m'imaginerais "faire la fête", ou prendre du bon temps. Je crains également que les filles ne s'y ennuient vite si rien ne vient distraire leurs sens d'enfants curieuses. Je ne sais pas si je me dois de le dire à Nile, il pensait si bien faire en nous amenant ici !

J'en suis à accepter notre sort quand l'attention de Nile semble attirée ailleurs. Je regarde au-delà de son épaule et aperçois de l'autre côté de la rue une haute silhouette qui nous salue de la main. Avec les lumières nocturnes, je ne le reconnais pas tout de suite. Erwin traverse la chaussée dans notre direction, laissant derrière lui les deux personnes qui l'accompagnaient - je reconnais Livaï, mais l'autre ne me dit rien - et vient à la rencontre de Nile avec entrain. Mon mari semble surpris et même troublé de le voir ici, et ne parvient pas à se composer une attitude. Il paraît sur le point de lui taper dans le dos ou bien de faire demi-tour comme s'il ne le connaissait pas, c'est très charmant et je fais instantanément un retour de plusieurs années en arrière !

Erwin m'aperçoit enfin et je lui donne ma main. Il la baise poliment, tandis que les petites, intimidées, se cachent dans ma robe en tirant sur mes jupons. Erwin, très cher ! Quelle surprise ! Tu es en plaisante compagnie, il semble. Vous vous rendiez quelque part en cette nuit de Yule ? Il m'indique du doigt une auberge qui fait l'angle, située à quelques mètres de l'endroit où nous devions dîner. Cette coïncidence est heureuse ! Nous étions aussi sortis pour l'occasion. Nile comptait nous faire entrer ici. Mais...

Je me sens un peu honteuse de discuter les décisions de mon mari en public. Dans le privé, nous négocions toujours quand nous sommes en désaccord, et il lui arrive de laisser du terrain, mais à l'extérieur, il est très mal vu pour une dame de prendre le pas sur son époux. Que Nile soit d'accord ou non avec ces pratiques, je sais qu'il est important dans sa position de sauver les apparences. Cependant... personne ne nous connaît ici. J'essaie dans un premier temps de changer de sujet.

J'attrape mes deux filles par les poignets et les place devant moi. Elles lèvent de grands yeux impressionnés vers Erwin et comme Nile ne se décide pas à le faire, je fais les présentations. Voici nos filles, Erwin. Tu ne les avais jamais vues, non ? Dites bonjour, les filles. Cet homme est le major du bataillon d'exploration, Erwin Smith ; c'est un ami de votre père. Elles balbutient de timides saluts avant de retourner se cacher derrière moi. Erwin leur répond un galant "enchanté, mesdemoiselles" et je suis touchée par la douceur de son ton. Excuse-les, tu les impressionnes beaucoup. Leur père parle parfois de toi à la maison et elles s'en font tout un monde. Les explorateurs sont comme des héros de contes de fées pour elles !

Nile rétorque qu'il ne parle pas si souvent d'Erwin, et cela me fait sourire. Je baisse les yeux, puis les relève en soupirant vers le toit du restaurant où nous devions dîner, ne cachant guère mon peu d'enthousiasme à la perspective d'une soirée passée ici. Et étrangement, Erwin semble percevoir ma gêne. Il tapote l'épaule de mon mari et lui demande s'il comptait passer la nuit dans un endroit aussi déprimant. J'ouvre les yeux, surprise par sa capacité à percevoir mes émotions, et attends la réponse de Nile. Il précise que cet établissement est le plus haut de gamme de Trost et qu'il ne voit pas ce qu'il a de déprimant. Je me sens cette fois autorisée à intervenir, sentant le soutien tacite d'Erwin.

Chéri, je t'avoue que cet endroit ne m'inspire pas beaucoup. Lors de Yule, nous nous devons de nous amuser. Or, je crains que nous ne nous amusions pas beaucoup ici. Je ne remets pas en question ton choix qui était excellent pour ce qui est de la gastronomie, mais si nous voulons nous divertir, nous devrions peut-être choisir un établissement plus... modeste.

Il renifle en me regardant de côté et me demande ce que j'entends par là. Tu sais bien : ce genre de taverne où tu aimais perdre du temps à bavarder avec une serveuse en adoration devant ton uniforme... Je parle de ce type d'établissement là. Tu n'as pas oublié ? Il y avait de la musique, du bruit, de l'animation, de la vie. Nous ne fréquentons plus beaucoup ce genre d'endroit et cela me manque. Veux-tu bien me faire cette faveur et changer d'adresse ?

Erwin ajoute qu'il a justement choisi une auberge correspondant à ces critères et que si nous le voulons bien, nous pouvons les accompagner ; ils demanderont une plus grande table et voilà tout. Nile s'inquiète de voir ses filles fréquenter une taverne. Allons, cela ne fait pas de mal, j'en suis la preuve. Cela leur fera du bien de se mêler à une société plus populaire, et à nous aussi... Je suis sûre qu'elles s'amuseront ! Allons, chéri, ne fais pas cette tête ! Erwin nous invite à sa table ! Mais très cher, il est hors de question que tu paies notre repas. Erwin acquiesce et je commence à entraîner Nile avec moi pour lui faire traverser l'avenue.

Il ne lutte pas et accepte de se laisser faire. Parfait ! Je ne regrette plus du tout d'être sortie ! La perspective d'une soirée en compagnie des explorateurs me met déjà en joie !

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant