4.1 Adélie

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<>Nevenoe, 4 ans auparavant<>

Quelque part, Adélie commençait à trouver la situation presque... amusante. Son coffret à la main, elle avançait dans les couloirs, croisait toute la société Artiseur qui rentrait du travail. Combien d'entre eux savaient qu'elle était un agent secret ? La vraie question était de savoir combien d'entre eux en avaient quelque chose à faire ?

Elle les voyait ces regards. Elle était montée sur l'estrade des annonces avec le Président, on l'avait vue, on savait ce qu'elle allait faire. Elle voyait des sourires lui être adressés, de la curiosité... Le premier des agents choisis pour cette mission avaient dû sentir qu'on éprouvait du respect pour eux, peut-être avait-il eu droit à des regards d'espoirs. Mais après huit tentatives dont la plupart stagnaient, il ne restait plus grand-chose de l'engouement initial et pour Adélie, cet espoir était teinté d'une désillusion humiliante. « Ils envoient une petite chose fragile, ça veut dire qu'ils n'y croient plus, que c'est un vaste échec qui n'aura servi à rien. »

Fatiguée, elle regagna son appartement. Comme elle faisait partie de la haute société, elle avait droit à une fenêtre, mais comme elle faisait partie de la basse catégorie de la haute société et qu'elle n'avait pas les faveurs du chef de clan, sa fenêtre donnait sur la brume. Elle en était d'ailleurs si proche qu'il était conseillé de ne jamais ouvrir pour qu'un appel d'air ne la fasse pas bouger, ce qui était ridicule la brume était immuable. Les Artiseurs possédaient une machine capable de déplacer la brume, c'est pourquoi ce bâtiment se trouvait littéralement en dessous, invisible pour les humains, et pourtant bien réel. Il communiquait avec l'usine par des sous-terrains, mais par extension, il faisait partie de l'Usine. La vraie haute société logeait dans les appartements d'une clairière un peu plus loin, à ciel ouvert, cette fois, que seule une illusion magnétique permettait de protéger à la vue des satellites humains. Avec ses grandes verrières et ses serres verdoyantes, c'était un endroit superbe. Quand Adélie aurait atteint son but et rejoindrait les Artiseurs après sa mission, elle aurait largement dépassé le niveau cinquante, elle serait riche, elle aurait la réputation d'une héroïne et elle vivrait là-bas. Ça, c'était clair et net.

En attendant, elle avait sa pièce, aménagée par ses soins. Elle avait étudié l'art du crochet, du tricot, du point de croix, de la broderie, de la couture... si bien que tout ici était décoré par ses créations, de la courtepointe épaisse qui recouvrait son lit aux rideaux, en passant par la nappe sur la table et toutes les toiles de tissus au mur. C'était comme ça qu'elle avait obtenu une bonne partie de ses premiers niveaux et surtout, assez d'or et de raffinement pour obtenir les faveurs des DeadEye. Pas le choix, chez les Artiseurs, il faut savoir créer. Certains choisissaient le dessin, d'autres écrivaient à longueur de temps, puis il y avait les mécaniciens, les ingénieurs de tout poil... Elle, elle avait décidé de se lancer dans le textile. Elle n'aimait pas trop le cliché qui en découlait. Vraie femme, petite chose fragile... Mais elle s'y était faite. Si les Artiseurs étaient à la pointe de la technologie, sur bien des points ils avaient des progrès à faire au niveau des mentalités, et ce n'était pas Adélie qui allait changer quoi que ce soit en brodant des mouchoirs.

Elle posa le coffret sur la commode, se planta devant le miroir sur pied de la salle de bain et commença à défaire point par point tous les accessoires de sa tenue. Les quinze épingles dans le chignon, le tissu qui gonflait le chignon de l'intérieur, les trois bijoux insérés dans ses tresses, les neufs élastiques de ses neufs tresses, les deux pendants d'oreille mi plumes mi-écrou, l'écrou étant l'objet de pouvoir des Artiseurs, les trois boucles d'oreilles à gauche, les quatre à droite, toutes avec des motifs d'engrenage dont l'un avec un sablier à l'intérieur, symbol des Artiseurs, les lunettes cerclées d'argent pour mettre ses grands yeux bleus en valeur, le tour de cou en dentelle, les trois bracelets à gauche, les quatre à droite, les trois bagues à gauche, les quatre à droite, la ceinture de tissus, le serre-taille, les bottines à talon, les bas, les strass sur les lacets, et alors seulement elle pouvait ôter la surrobe, la robe, la combinaison de satin, les jupons, le soutien-gorge épais qui arrondissait sa poitrine et la culotte bouffante. Tout cela représentait beaucoup de tissus, mais finalement pas tant que ça non plus, parce qu'elle était réellement une petite chose, fine et menue et qu'elle voyait bien qu'il lui fallait acheter beaucoup moins de tissus pour se faire une robe que pour en faire une pour n'importe qu'elle autre demande. Et ce n'était en rien une fierté... Si seulement elle avait pu avoir une vraie poitrine ! 

Elle prenait ensuite du temps pour ôter tout le maquillage, donner cent coups de brosse, pas plus pas moins, à sa chevelure noire ondulée par les tresses et finalement passer sous la douche. Aujourd'hui, elle avait porté du bleu. En règle général, elle préférait les couleurs froides, le vert, l'indigo le turquoise et toutes les nuances d'argent, puisqu'avec le bronze, c'était la couleur des Artiseurs et qu'elle avait horreur du bronze. Avec la pâleur de sa peau, elle n'avait pas tellement le choix. Elle était de ces filles qui ressemblent à des spectres sur les photos tant la lumière se réfléchit sur leur visage.

Le soir, elle restait nue, parce qu'elle avait assez porté de vêtements pour toute la journée. Alors elle se faisait réchauffer un plat tout prêt au micro-onde, parce que vraie femme peut-être, mais la cuisine, hors de question. Elle était assez minutieuse pour que le ménage soit fait, mais les travaux ménagers en règle générale, la désintéressaient. Les Artiseurs vraiment riches pouvaient se payer des domestiques, d'autres Artiseurs débutant désespérément en manque d'argent, parce que sans argent, chez les Artiseurs, on ne peut pas avancer. Elle espérait bien avoir les moyens quand elle en aurait fini avec tout ça...

Assise en tailleur sur son lit mezzanine, elle attrapa sur l'étagère son dernier ouvrage en crochet, une capeline argentée qui allait faire mourir Victoria de jalousie pendant cinq minutes, le temps qu'elle se trouve à peu près la même et qu'elle puisse regarder Adélie avec condescendance parce que les jeunes ne peuvent pas s'empêcher d'imiter leur chef. Oui... Véridique. Salope ! Maintenant qu'elle était seule chez elle, la rancœur explosait. Victoria lui cassait les pieds. Un jour, quand elle aurait vaincu tout ça, réussi cette quête... lorsqu'elle serait devenue une héroïne, en somme, elle monterait son propre clan. Le clan Bloody, et elle avait déjà plein d'idées sur les règles de sa petite société, oh oui. C'est d'ailleurs ce dont elle rêva toute une partie de la nuit, entre deux cauchemars sur les Carliers et sur son départ...

CALMOù les histoires vivent. Découvrez maintenant