5.2 Mika

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Au moment où Mika poussait la porte pour sortir du bureau des quêtes, quelqu'un posait la main sur la poignée pour ouvrir. C'est ainsi qu'il se retrouva en face d'un jeune homme au regard éteint. Ses yeux verts semblaient voir à travers lui. Il avait une allure de fantôme, comme si plus rien ne pouvait l'atteindre, comme s'il n'était pas vraiment là. Une petite fleur de lys noire avait été tatouée sous son œil droit, tranchant sur sa peau blanche, blafarde, comme une larme. Sur sa tenue de cuir usée, de petits couteaux d'allure inquiétante étaient alignés, leur lame noire luisant d'une substance qui ressemblait à du sang.

Mika s'effaça pour le laisser passer, se rendant compte qu'il retenait son souffle. Il y eut un instant d'immobilité alors que l'autre en faisait autant pour lui, puis l'être passa près de lui, sans jamais le regarder, comme sans le voir. Il dégageait une aura écrasante, effrayante, presque palpable tant elle était lourde. Mika s'éloigna, perplexe, perturbé. Qu'est-ce que c'était que ça, au juste ? Un dépressif niveau max ?

Après un coup d'œil à sa montre, il se rendit compte qu'il était tard. Hack An Slash, lui avait dit qu'il ne devait pas trainer après six heures et il était presque l'heure... De toute manière, il en avait assez vu pour ce soir. Pourtant, c'est avec une pointe de regret qu'il reprit l'ascenseur, qui sans rien lui demander se referma sur lui, le berçant de la magie de son décor pour le libérer au rez-de-chaussée. Dans le hall, il hésita à prendre un livre, puis renonça. Ça avait quelque chose de précieux, de prestigieux, et il n'avait aucune envie d'abimer dans son sac un exemplaire sans doute unique, quelque soit le sujet. Plus tard peut-être...

Dehors, il faisait encore nuit et il pleuvait. Mika baissa la tête, enfonça ses mains dans ses poches et se dirigea vers chez lui jusqu'à ce qu'il entende des pas. Il releva les yeux et vit un Carlier courir droit sur lui. Il avait une dégaine de motard, avec sa veste en cuir et ses bottes. Sauf qu'il n'y avait pas de motos sur Gaïa. Comme la plupart des Carliers, il n'avait pas l'air d'avoir atteint les trente ans malgré son regard trop sérieux.

— Eh, toi ! fit-il en faisant signe à Mika. Viens m'aider, vite.

Sans chercher à savoir s'il était suivi, il repartit en sens inverse. Sans réfléchir, Mika le suivit. C'était un Carlier, la lanière de cuir servait à nouer ses cheveux longs qui ruisselaient de pluie et il portait la fleur de lys en gros dans le dos, imprimée dans le cuir de sa veste. Il courrait vite et ne s'arrêtait pas. Mika commençait à comprendre qu'il aurait du mal à le suivre, essoufflé. C'était un peu comme dans ces jeux où un personnage vous demande de le suivre et part à toute allure, en vous faisant passer toutes sortes d'obstacles pour vous tester sur le chemin.

Heureusement, le type fit s'arrêter un bus qui passait près de lui et monta à l'intérieur. Mika le suivit à l'intérieur. Quelques passagers comataient déjà sur les sièges, pas beaucoup, des hommes et des femmes pas tous bien réveillés qui se rendaient au travail alors que soleil n'était pas levé.

— Où est-ce que tu vas ? demanda Mika en reprenant son souffle.

Le type le dévisage un instant, puis esquissa un demi-sourire.

— T'es bien un Carlier, au fait ? demanda-t-il à voix basse.


Mika acquiesça en montrant son poignet décoré. La pluie avait déjà commencé à effacer le dessin de Iolas, mais Mika ne se voyait vraiment pas se faire tatouer le symbole sur la peau. L'autre acquiesça. Ses yeux noirs n'étaient pas très expressifs, comme tout le reste de son visage en fait, et il était difficile de savoir ce qu'il pensait.

— Ma copine a des ennuis, dit-il d'une voix neutre. Elle est paumée quelque part chez les Artiseurs. Il me faut un vrai Carlier, parce que moi, je ne suis pas très fin.

Mika déglutit, gêné.

— En fait... moi non plus, fit-il remarquer. J'ai été recruté il y a quelques heures, pas plus.

— C'est vrai ? dit-il sans émotion. Moi je suis là depuis un mois. Je ne pensais pas trouver pire. Et tu es niveau combien ?

— Aucune idée. Et toi ?

Il haussa les épaules. Il n'en savait rien non plus.

— C'est pas grave, à deux on y arrivera surement mieux que moi tout seul. Tu préviens le MJ ?

C'était l'occasion de faire les présentations. Il s'appelait Fabio de Dante. Ça sonnait bien plus italien que japonais, et ça donnait à ce type un petit côté rebelle qui lui allait bien. Et quand on choisit Dante dans son pseudo, c'est qu'on est amateur de littérature classique, non ? La particule signifiait peut-être qu'il se voyait comme un héritier spirituel de Dante Alighieri, qu'il était genre un écrivain, que Hack An Slash avait des ouvrages à son nom dans sa bibliothèque. Sauf que ça ne collait pas vraiment avec son look, mais il ne fallait sans doute pas s'y fier. Toutes ces informations dressaient un portrait difficile à comprendre que Fabio anéantissait d'un seul regard, un regard qui disait : j'ai choisi au hasard, parce que je m'en fous.

« Bonsoir MJ, je suis avec Fabio de Dante et nous allons sauver...

— Comment elle s'appelle ta copine ? demanda Mika.

— Osa.

— Juste Osa ?

— Je ne lui ai jamais demandé le reste.

— Ok...

« ... nous allons sauver Osa de chez les Artiseurs.»

Il envoya le message, perplexe. La seconde d'après, il recevait la réponse.

« Tu es ajouté dans la quête déjà en cours, bon courage. »

C'était aussi simple que ça. Il n'y avait pas à remplir de formulaire, juste dire... j'y vais.

Le bus s'arrêtait à la toute fin de la zone industrielle. Les rues ici étaient bien plus sombres encore que partout ailleurs. Elles prenaient presque un air ancien. Les lampadaires du coin n'avaient rien à voir avec ceux des autres quartiers, on aurait dit de vieilles lanternes à gaz. Tout ce qui était en métal était vieilli et usé bien plus que de raison puisque la première colonisation de Gaïa remontait juste à quinze ans et le quartier était né bien après. Et puis... jamais l'OGRS ne se serait amusé à faire paver des rues, à dessiner des caniveaux sous les trottoirs, à calligraphier le nom des rues. D'ailleurs, les rues n'étaient pas censées avoir de noms, juste des numéros. Ici, elles s'appelaient avenue du grisou, rue du clou tordu et passage de la marée montante.

— C'est là, indiqua Fabio.

Il désignait une usine de métallurgie, c'était indiqué au-dessus des grandes portes d'entrée par un écriteau. Chaque mot était gravé en plein et délié dans le métal. On avait mis une majuscule à «Usine» comme pour souligner son importance.

L'Usine était l'épicentre du vieillissement du quartier, comme si son style ancien contaminait le reste du décor. La structure métallique entière sortait tout droit d'un roman steampunk. Des volutes de fumée jaillissaient de gigantesques cheminées de briques rouges au-dessus des toits arrondis, des lucarnes rondes saturées de poussière perçaient la façade entre corniches et tuyaux où de multiples soupapes laissaient échapper des soupirs de vapeur. Un grondement incessant provenant de l'intérieur faisait vibrer l'air tout autour dans un bruit de machines et de rouages. En arrière-plan, la brume saturait l'horizon. L'Usine était presque adossée contre, comme si elle ne la craignait pas. Pourtant, il suffisait d'un instant pour que la brume broie toute cette immense machinerie. Les Artiseurs devaient être absolument certains qu'elle ne bougerait pas. Ou alors ils aimaient le risque autant que le bruit...

CALMOù les histoires vivent. Découvrez maintenant