16.2 Charlotte

28 7 5
                                    


« Bonjour,

Je t'envoie ce mail à la suite d'une invitation lancée par Aléa Jacta Est. Il s'agit d'une invitation dans un jeu. Un jeu, oui, ce n'est rien d'autre qu'un jeu. Désires-tu y participer ? »

Charlotte hésita. Devait-elle lui répondre ? Le message avait bien été transmis par ce type étrange, mais elle ne s'était pas attendue à devoir... jouer. L'idée même la répugnait.

« De quel genre de jeu s'agit-il ? » répondit-elle perplexe.

La réponse fusa immédiatement.

« D'un jeu de rôle. Je vais te soumettre un petit test simple pour savoir si tu es capable d'y parvenir. Installe-toi confortablement au fond de ta chaise et lève la tête pour regarder le plafond. Tu vois cette tache ? Focalise-toi dessus le plus longtemps possible. Au bout d'un moment, elle va devenir floue. Le but de cet exercice est de réussir à visualiser quelque chose à la place de cette tache. Pourquoi pas une petite pierre précieuse ? »

Charlotte n'était pas d'humeur à jouer, ce n'était pas un jeu qu'elle voulait, mais des réponses.

« Quel est le rapport entre le jeu et la brume ? » demanda-t-elle.

« C'est un autre monde, un autre univers avec ses lois et ses mystères. La seule manière de savoir, c'est de jouer le jeu. »

— Conard, murmura-t-elle. Je suis tombée sur une secte...

« Et combien ça coute ? » demanda-t-elle avec une pointe d'ironie.

« Du temps, répondit-il. Autant de temps que tu es capable d'allouer. L'argent "humain" n'a pas cour dans le jeu. »

Pas d'argent ? C'était forcément rentable d'une manière ou d'une autre. C'était louche, trop louche. Elle n'avait pas envie de sombrer dans quoi que ce soit de louche. Mais d'un autre côté, cette histoire de brume, ça la mettait hors d'elle. Il fallait qu'elle sache. Par contre il était hors de question qu'elle fasse des simagrées pour ça.

« Bon, une pierre précieuse, ok, c'est fait. Et ensuite ? »

La réponse fusa, à nouveau. Elle nota que c'était toujours trop rapide, comme si le mail était envoyé à l'avance, avant qu'elle n'ait envoyé le sien dans un timing très serré.

« Vilaine tricheuse. Désolée, mais tu n'es pas en mesure de rejoindre le jeu. Si tu trouves un autre parrain, j'envisagerai peut-être à nouveau la question. Bonne nuit. »

Charlotte frappa du poing sur la table. Il était hors de question qu'elle se laisse faire par un petit con.

« Je n'en veux pas de votre jeu, je veux savoir comment Alea Jacta Est a réussi à ouvrir la brume. Pouvez-vous me donner des réponses ? Ce n'est pas de la simple curiosité, je travaille pour L'OGRS en tant que spécialiste de la brume et ces informations sont nécessaires pour mon travail. »

Cette fois la réponse fut moins rapide, et lorsqu'enfin elle la reçut, elle tomba des nues. Adresse invalide. En effet, MJ n'avait jamais été une adresse utilisable. Mais qu'il le lui dise seulement maintenant...

Elle s'étonna tout aussi bien lorsqu'elle se rendit compte que leur conversation n'était pas archivée dans ses mails, pas même ses réponses à elle. C'était un coup à devenir folle. Un coup à se demander si elle n'était pas en train de péter les plombs.

Elle quitta l'ordinateur et se mit à marcher de long en large dans les couloirs sombres de son appartement. Qu'est-ce qui était en train de lui arriver ? Était-ce un cauchemar ? Est-ce qu'elle allait s'en réveiller ? La faille dans la brume, puis le départ de George, ce type étrange au nom bizarre qui jouait avec la brume et qui l'empêchait de se suicider, et maintenant cette conversation qui n'avait jamais eu lieu. Comment ? Pourquoi ? 

Allongée sur son lit, les yeux rivés au plafond, elle essaya de connecter ses neurones sans vraiment y parvenir, et c'est seulement au lever du soleil le lendemain matin qu'elle émergea de son coma névrotique. Il fallait qu'elle se lève, qu'elle prenne une douche, qu'elle... Elle n'en avait aucune envie. Et surtout, elle n'avait aucune envie d'aller travailler. Lorsqu'elle fut franchement en retard, elle essaya à nouveau. Elle s'extirpa du lit, se traina jusqu'à la douche, resta de longues minutes, apathique, sous le jet brulant sans bouger, finit par se savonner avant de se laisser tomber dans le canapé en peignoir. Son téléphone sonna, elle se leva en trombe.

— George ?

Non, ce n'était pas George. Elle expliqua qu'elle n'était pas en état d'aller travailler ce matin et raccrocha sans attendre la réponse. Elle se traina jusqu'à son lit en mode zombi et s'y laissa tomber.

Il se passa peut-être encore une heure avant qu'elle ne relève les yeux. Elle ne pouvait pas rester comme ça. Il fallait qu'elle vende tout et qu'elle retourne sur Terre, qu'elle quitte cette ville de merde et ce mur de brume qui allait la rendre folle, qu'elle oublie George et qu'elle se voue à autre chose. Elle usa toute sa matinée à cela. Mettre tous ses biens en vente, l'appartement compris avec tous les meubles qu'il contenait et commença à remplir une simple valise de ses possessions personnelles, puisque de toute façon le programme spatial ne permettait pas d'emporter plus que ça de bagages.

C'est vers midi qu'elle fit une pause pour déjeuner. Elle ne prit pas la peine de cuisiner, choisissant la première chose comestible qui lui tomba sous la main. Soit une pizza entière. Pendant la cuisson, elle prit son téléphone et la carte d'Alea Jacta Est. Elle ne pouvait pas s'empêcher de se dire qu'elle allait passer à côté de quelque chose si elle n'essayait pas de lui demander, si elle ne tentait pas quelque chose pour savoir comment il avait fait ce miracle. Mais peut-être que lui aussi il avait complètement disparu et que son numéro serait non attribué.

Elle le composa tout de même et aux sonneries, sut que ce n'était pas le cas.

« Aléa Jacta Est. Là, je dors, fit la voix du répondeur. Dès la tombée de la nuit, je te rappelle, promis. »

Elle hésita longuement, se demandant quel message laisser. Peut-être qu'elle devrait attendre la nuit et le rappeler pour l'avoir de vive voix, parce que si elle l'agressait pendant son sommeil avec ses questions, les réponses ne seraient pas de première qualité.

— Je suis Charlotte Serant... mon nom ne vous dira rien. Je suis la fille qui voulait se suicider cette nuit. J'aimerais vous parler. On pourrait se voir ?

Comme il avait dit qu'il se levait à la tombée de la nuit, elle lui proposa un rendez-vous pour vingt et une heure dans un bar restaurant du centre-ville, histoire de lui laisser le temps de se préparer, de décider, aussi.

Pour faire passer le temps, elle rangea, nettoya tout en profondeur pour qu'il n'y ait plus la moindre trace de sa présence ici. Puis elle reçut un premier appel pour l'appartement. Ce n'était pas étonnant, les nouveaux arrivants étaient nombreux, et les appartements haut de gamme comme le sien étaient rares. Leur gestion était l'affaire non pas de vendeurs, mais de l'armée et tout allait très très vite. Le soir même, elle se retrouvait dehors avec sa petite valise et son sac à main devant le bar restaurant où elle avait donné rendez-vous. C'était au mieux. Il ne lui resterait plus qu'à aller acheter un laissé-passé pour la Terre, elle serait alors logée dans les baraquements militaires jusqu'au départ, et si ça se passait comme à l'allé, elle aurait droit à une petite formation pour savoir comment le trajet allait se passer et sur tout ce qu'elle devrait connaitre à bord de la navette.

Oui, elle allait retrouver la Terre. Cette idée lui faisait du bien, elle avait envie de l'air de là-bas, de revoir sa famille, ses amis, les lieux de son enfance, la maison qu'elle n'aurait jamais dû quitter, le laboratoire où elle espérait qu'elle retrouverait un poste... Et elle se ferait un devoir d'expliquer à tous ces idiots idéalistes que Gaïa ce n'est pas si bien que ça, qu'on y perd son temps, que c'est comme la Terre en bien plus frustrant, agressif, qu'on y apprend à être claustrophobe et que c'est insupportable de vivre dans un monde sans art. Oui, sans art, parce qu'on ne fait pas venir les artistes qui ne servent à rien, sur Gaïa, on fait venir les étudiants, les chercheurs, les entrepreneurs sérieux. Pas les gens bohèmes et improductifs, si émotifs qu'ils voudraient rentrer au bout de quelques jours et faire perdre ainsi beaucoup de temps et d'argent à la recherche et aux villes encore fragiles de Gaïa. Certes, sauf que ça manquait, vraiment. Hein, George ?

Bon sang, il fallait vraiment qu'elle arrête de penser à ce conard qui n'avait même pas eu le courage de lui dire en face pourquoi il était parti. 

CALMOù les histoires vivent. Découvrez maintenant