Chapitres 37 : Risques Inconsidérés

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Il était magnifique, ce musée restauré. Une partie était une ancienne citadelle fortifiée, plantée au bord de la mer, soumise à l'assaut des vagues.

Le petit groupe d'adultes et d'enfants se régalait à observer les détails de la construction ainsi que la vue magnifique sur le Vieux Port et la baie.

Les petits garçons couraient le long du chemin de ronde en jouant aux gardes et aux chevaliers.

Alice et Lemonnier les regardaient avec tendresse. Sans avoir besoin de l'exprimer, tous deux ressentaient beaucoup de joie à voir leurs enfants s'amuser et rire, insouciants ; c'était si apaisant d'entrevoir le monde à travers leurs yeux et leurs rires encore innocents.

Lemonnier sentait qu'Alice était venue trouver refuge auprès de lui. Il la voyait fragile, et en même temps pleine d'une farouche volonté d'avancer, de faire face.

Par discrétion, il ne poserait pas de question et continuerait de faire comme il avait toujours fait : être présent, attentif, discrètement protecteur.

Cette femme était un être rare et méritait d'être respectée pour tout ce qu'elle incarnait de beau, de bon, de courageux. Celui qui l'avait laissée partir, et Lemonnier avait une idée précise de l'identité de cet homme, regretterait vite son choix.

Et s'il était suffisamment honnête envers lui-même et lucide, il reviendrait auprès d'elle pour tenter de réparer ce qu'il avait détruit.

Lemonnier ne doutait pas que Marquand finirait par revenir ; mais il redoutait la manière dont il serait accueilli s'il laissait passer trop de temps.

Souriante, Paul dans ses bras, Alice se laissa photographier avec le soleil qui inondait le paysage et réchauffait les pierres claires de l'édifice. Ils étaient si beaux tous les deux, si lumineux.

Lemonnier la saisit doucement par le bras pour qu'ils poursuivent leur visite de la forteresse et parviennent à la partie moderne où étaient présentées diverses expositions temporaires.

Ils traversèrent une passerelle qui tanguait un peu, soumise aux assauts du Mistral qui s'était levé.

Tous les quatre, ils ressemblaient un peu à une famille.

***

Juliette avait mémorisé l'adresse du rendez-vous que Sarah lui avait transmise. Une petite rue dans la banlieue Est de Berlin, avec des maisons jumelées à l'allure triste.

« JudenStraẞe », la rue des Juifs, tout un programme, songea Marquand lorsque sa fille lui eut donné la traduction.

Ils s'arrêtèrent devant le numéro 39 comme convenu.

La neige continuait à tomber et fondait par endroits, détrempant la terre des trottoirs mal entretenus de ce quartier qui semblait presque à l'abandon. Il faisait nuit depuis un petit moment déjà.

Marquand aurait bien aimé ne pas avoir à traverser les moments qui les attendaient. D'un naturel impulsif, décidé, et habitué au risque, il n'avait pas de craintes pour lui, mais il était inquiet de la tournure que pourraient prendre les évènements, et du risque encouru par Juliette.

Assis côte-à-côte dans la berline, père et fille échangeaient les dernières consignes visant à se protéger l'un et l'autre autant que possible.

Quittant la voiture en affichant un air décidé, sans même se rendre compte à quel point ils se ressemblaient en ces instants de tension, ils traversèrent une petite cour mal entretenue pour s'approcher de la porte d'entrée. Leur coeur battait à l'unisson, à un rythme qui évidemment n'avait rien d'habituel.

Juliette appuya sur la sonnette, mais comme aucun son ne retentit, elle comprit que celle-ci ne fonctionnait pas et frappa à la porte, avec vigueur comme pour masquer son appréhension.

Ce fut l'intermédiaire de Dragan, celui qui avait eu contact avec Sarah, qui vint leur ouvrir et les fit entrer dans un vestibule sale et mal chauffé.

- Ver ist das ? Demanda le jeune-homme en parlant à Juliette et en lui désignant Marquand.

- Mein Vater ! Répondit la jeune-fille en présentant son père.

Le garçon fronça les sourcils, visiblement contrarié par cet imprévu. Marquand garda un visage impassible, affichant une expression indéchiffrable, sans baisser les yeux, tout en restant attentif à ne pas montrer de signe d'hostilité ; il fallait à tout prix qu'il ne soit pas évincé de cette entrevue.

Masquer ce qu'il ressentait, tout un art qu'il maîtrisait depuis tant d'années ; montrer qu'il était présent, mais cacher qu'il était capable de beaucoup.

- Dragan ! Juliette ist mit seinem Vater gekommen !

Dragan apparu sur le pas de la porte de ce couloir gris. Il n'était pas extrêmement grand, pas très imposant physiquement non plus, mais toute la crainte qu'il inspirait résidait dans une apparence de voyou au regard gris acier impitoyable. Ses cheveux étaient clairs et coupés très court. Un peu ce type de personnes qui compensent le manque de charisme de leur allure, par un comportement visiblement dominateur et agressif.

Il marmonna un ordre incompréhensible au garçon qui avait fait entrer Marquand et Juliette, et qui se prénommait Jasper d'après ce que le père et la fille avaient pu comprendre.

Jasper les fit entrer dans une pièce qui pouvait évoquer une cuisine, au vu du réfrigérateur cabossé et de la gazinière crasseuse qui occupaient les lieux. Il les incita à s'asseoir sans vraiment se préoccuper de leur avis.

Juliette regarda son père, qui paraissait impassible, assis sur sa chaise, derrière une table jonchée de canettes de bière vides.

Dragan resta debout face à eux, continuant ainsi à montrer qui était le maître dans ce lieu sinistre.

Marquand ressentit une déplaisante sensation, comme si quelqu'un était derrière lui et le regardait.

Tournant à peine la tête, il vit le drapeau nazi accroché au mur de cette pièce déplaisante. Il frémit malgré lui. Il avait toujours eu horreur de cet insigne.

Dragan entreprit un interrogatoire en règle du père et de la fille. Bien que venus de leur plein-gré, ils se sentaient un peu oppressés et Marquand savait que le symbole affiché derrière lui n'augurait rien de bon quant aux risques encourus.

Un repaire de néo-nazis.

Il avait toujours entendu parler de groupuscules de ce type, mais jamais il ne s'était attendu à se retrouver au milieu de l'un d'eux.

L'espace d'un instant, il se remémora son après-midi devant la porte de Brandebourg. Tous ces morceaux de l'Histoire si dure de ce pays. Le passé torturé, les promesses d'avenir.

Comment des gens sensés pouvaient imaginer que la solution était dans ce triste symbole placardé à ce mur ? Que connaissaient-ils de l'Histoire pour s'en attribuer une part qu'ils ne comprenaient probablement que partiellement ?

« L'Humanité était constituée du meilleur et du pire », pensa-t-il.

Un peu comme les débordements de son caractère.

Il y a quelques jours encore, il était paisiblement étendu sur le canapé, la tête posée sur les genoux d'une femme qui le regardait avec tout l'amour du monde, en caressant doucement son visage pour en détendre les traits soucieux. Ses mains à lui jouaient avec les boutons de son chemisier, chaleureux prélude qui allait les mener, à n'en pas douter, vers d'autres moments qui n'appartiendraient qu'à eux.

Tout cela lui semblait si lointain, comme peut-être la mémoire d'une vie antérieure.

Il revint à cette pièce grise et froide.

Sa fille avait le visage grave.

Elle n'avait qu'une seule question à formuler à cette petite brute:

- Wo ist Matthias ?

Dragan eut un ricanement sinistre.


La Peur du VideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant