Chapitre 39 - Méandres de l'esprit

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Souriant toujours, Dragan se tenait face au père et à sa fille.

Pour le moment, ils étaient encore tous les deux assis sur leur chaise, mais pour combien de temps encore ?

Marquand regarda Juliette, cherchant à l'encourager du regard. Comme il faisait froid dans cette pièce, il mit ses mains dans les poches de sa veste.

Il se félicita intérieurement d'avoir anticipé que la situation pourrait dégénérer.

Il ne pouvait aucunement parler, communiquer avec l'extérieur, mais il avait prévu qu'une telle chose pouvait se produire.

Le texto pour Noah était prêt, dans la boîte d'envoi, il n'attendait qu'un appui sur le clavier du téléphone. Un vieux modèle avec des touches que Marquand sentait sous ses doigts, minuscules parcelles de plastique qui les rattacheraient peut-être au monde des vivants.

Derrière eux, les reflets rouges du drapeau sinistre voulaient les envelopper, sa fille et lui. Mais jusqu'à preuve du contraire, jusqu'à leur dernier souffle, il voulait croire que la bataille n'était pas encore perdue.

Le cœur battant, il appuya sur la touche du téléphone, qui ferait parvenir le message à son Lieutenant. Il faisait confiance à Noah. Il comprendrait. Cette action salvatrice terminée, Marquand respira une longue bouffée d'air, même si l'atmosphère de la pièce lui semblait putride, comme l'idéologie qui y circulait.

Puis brutalement tout devint noir dans son esprit.

Jasper, passé derrière lui, venait de l'assommer, arrachant à Juliette un cri d'effroi.

***

- Hum, laisse sonner, reste près de moi !

Léa entoura ses bras autour du cou de Noah, le serrant langoureusement, le sourire aux lèvres.

- Il est tard, laisse tomber !

- Tu as raison, ça peut attendre un peu qu'on ait terminé ce que nous venions juste de commencer...

Il enlaça Léa. Elle le serra contre elle.

Elle l'aimait bien, ce petit Lieutenant de Police.

C'était bizarre, elle n'arrivait pas à se résoudre à mettre un terme à leur relation.

Pour elle pourtant, tout avait été toujours si clair.

Mais, à l'abri dans ses bras, elle se sentait différente de ce qu'elle avait toujours été. Elle se sentait bien, et elle n'avait pas envie de chercher à savoir si elle serait mieux dans d'autres bras.

Ca tombait bien, car Noah aussi aimait bien la serrer contre lui.

***

Douillettement installée dans le canapé de Lemonnier, Alice écoutait paisiblement le greffier lui parler de sa vie, de son travail, de ce qu'il partageait avec Théo.

Elle se sentait plutôt bien, si ce n'était cette douleur à l'arrière de sa tête, qui avait commencé depuis peu, et qui devenait de plus en plus lancinante.

Elle trouva ça curieux, elle n'avait jamais été migraineuse.

Peut-être était-ce du au Mistral, qui s'était levé dans l'après-midi, et avait sifflé à leurs oreilles ?

- Edouard, vous auriez un cachet d'aspirine ?

***

Juliette avait l'impression de vivre un cauchemar.

Il faisait très sombre dans cette cave humide où Dragan, Jasper et Gregor l'avaient forcée à entrer.

Dragan avait ouvert la marche, la tenant par le bras, serrant si fort ses doigts sur sa peau qu'elle avait l'impression que la trace de ses ongles ne disparaîtrait jamais.

Jasper et Gregor portaient son père, toujours inconscient. Ils le déposèrent sans ménagement sur un vieux matelas posé à même le sol en terre battue.

Quand elle était rentrée dans la pièce, elle avait tout de suite vu Matthias, allongé aussi sur unmat el as, et t out aussi i nconsci ent que son père. Peut-être étai t-il seulement endormi , mais si ça avait été le cas, il se serait réveillé à leur arrivée qui était tout sauf discrète.

Puis les trois brutes étaient reparties. Elle avait entendu le bruit de leurs bottes dans le couloir bétonné du sous-sol. Elle avait entendu leurs rires s'éloigner. Elle les avait entendus pousser des cris de triomphe à la gloire de celui qui avait voulu dominer le Monde, et qui finalement s'était suicidé avec son épouse Eva, dans les entrailles d'un bunker, vaincu.

Depuis qu'elle vivait en Allemagne, Juli ette avait beaucoup appris sur la folie des hommes, sur la folie de toute une époque. Elle avait appris sans jamais pouvoir comprendre les rai sons ; alors elle s' était efforcée de comprendre le mécanisme implacable qui s' était mis en marche à ce moment -là.

Elle avait rencontré Matthias dans ce contexte, et très vite elle avait senti que son intérêt pour ce beau garçon idéaliste, dépassait le pur aspect intellectuel et pédagogique de sa recherche.

Matthias trouvait merveilleuse cette petite Française déterminée qui cherchait à comprendre les méandres de l 'Histoire et de l' esprit humain. Il aimait l'idée d' une alliance entre leurs deux pays d' origine, qui soit basée sur une compréhension honnête de ce qui s' était passé.

Et surtout, il aimait mêler ses boucles blondes aux siennes.

Seule personne consciente dans cette cave, Juliette ne savait vers lequel des deux hommes se précipiter.

Les deux hommes qui comptaient le plus au monde pour elle :

Son père, et puis le jeune-homme qu' elle aimait.

Elle qui ne pleurait jamais, elle sentit des larmes couler sur ses joues.

Mais elle n'allait pas s'apitoyer sur son sort.

Elle essuya rageusement ses larmes et s' approcha de Mat thias en premier.

Elle n'avait pas fait ce choix par préférence, mais simpl ement par calcul de probabilités, avec tout le pragmatisme constitutionnel d'un Marquand.

Son père était un homme solide, et il allait bien, avant de se faire assommer par une des brutes néonazies.

Il était « probable » qu'il se remette relativement vite.

Matthias avait disparu depuis plusieurs jours et depuis autant de temps, il était aux mains des trois hommes.

Il était « probable » qu'il soit en danger.

Juliette commença par chercher son poignet et trouva son pouls. Il battait réguli èrement, mais plutôt faiblement. A tâtons elle chercha son visage, toucha son front. Il était chaud, en sueur. Elle lui parla doucement, comme une litanie, lui disant qu' elle était là et qu' elle allait l'aider.

Elle savait que c' était un mensonge, qu' elle aussi était en mauvaise posture. Qu'ils étaient tous prisonniers dans cette cave, qu'ils avaient été dépossédés des objets qui comptaient pour eux : leurs téléphones portables, leurs papiers d'identité, les clés de la voi ture de son père.

Les choses devaient se passer comme ça 70 ans auparavant.

Les objets personnels n' étaient pas les mêmes bien sûr, mais l'intention de déshumaniser était identique.

Elle eut une ébauche de sourire en entendant Matthias bouger légèrement.

Contre les armatures de sa lingerie, elle sentait le contact rassurant du double des clés de la voi ture, que son père lui avait confié.

La Peur du VideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant