Chapitre 95 : Ces Moitiés-d'Eux

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Lui qui aimait la vitesse, qui s'en grisait même, bien souvent, ne se pliant pas toujours à la loi qu'il était pourtant censé incarner, ce matin-là, en rentrant de l'hôpital, il roula avec précaution, avec douceur même.

Ses passagers étaient si précieux.

Il y avait Elle, Alice, pâle, fatiguée, éprouvée, presque désorientée, centrée sur elle-même, sur son petit monde intérieur. Et puis il y avait eux, ces Moitiés-d'Eux, ces deux embryons qu'elle venait de recevoir, pour lesquels ils s'étaient tous les deux tant battus, pour lesquels elle avait tant souffert.

Le Docteur Rafaël leur avait donné ses consignes : une prise de sang au bout de quatorze jours, pour confirmer l'installation d'un, ou deux embryons. Ou peut-être aucun, la possibilité existait, et c'était même elle qui était statistiquement la plus probable. Si tel était le cas, il leur resterait de l'espoir grâce aux trois autres Moitiés-d'Eux qui étaient conservées dans l'azote liquide, à – 196°.

Le docteur Rafaël avait aussi été insistant, sans lâcher Marquand du regard, sur le fait qu'il était important, dans la mesure du possible, de maintenir le plus loin possible d'Alice les événements contrariants. Marquand avait fait "oui" de la tête, et il savait que pour sa part, il tiendrait son engagement. En ce qui concernait Alice, il avait conscience qu'il n'aurait que peu d'emprise sur ses choix, même s'il s'efforcerait de lui imposer des limites si elle ne se montrait pas assez raisonnable.

Pour le moment, sa part du contrat, c'était prendre les virages tout en douceur, et anticiper les dos d'âne et autres obstacles qu'il survolait allègrement en temps normal. Alice se moqua :

- « Tu as adhéré à la ligue des conducteurs prudents, récemment ? »

- « On est quatre dans la voiture, là. J'aimerais bien ne pas en perdre en cours de route ! ».

Quatre.

Le mot interpella Alice. Elle ne s'était jamais imaginé être trois à elle toute seule. Surtout, elle n'avait presque jamais osé se projeter dans cette pensée. Depuis tous ces mois, depuis le jour de son agression par Rachel, de toute son âme et de tout son corps, elle s'était protégée de cette idée. Ne pas croire que c'était possible, c'était le moyen qu'elle avait trouvé de ne pas souffrir, d'imaginer un avenir où Paul serait le seul enfant qu'elle aurait jamais à chérir, et Marquand, son meilleur ami, son seul amant, l'unique personne sur laquelle, parfois, elle pourrait se reposer.

Les choses en avaient été autrement, et elle les avait vécues avec intensité, mais avec aussi une forme de distance protectrice, quasi vitale pour elle.

Mais là, en ces instants indéniablement, elle était trois à elle toute seule. Elle hébergeait deux Moitiés-d'Eux. Elle ne savait pas pour combien de temps. Elle n'était même pas pressée de le savoir, le doute étant tellement moins difficile à vivre, qu'une certitude cruelle. Alors, elle attendrait sans impatience, au jour le jour. Elle savait déjà que ce ne serait pas elle qui aurait le plus de difficultés à traverser ces deux semaines. Cet homme à côté d'elle, qui roulait désespérément lentement, serait bien plus compliqué à gérer que ses propres émotions.

***

- « Regarde, les voilà ! »

Noah, passant brutalement d'une attitude plutôt nonchalante, à un état d'alerte maximale, se redressa sur sa chaise où il terminait son troisième café. Du regard, il désignait le couple qu'ils avaient suivi la veille. Comme ils l'avaient imaginé, échafaudant des hypothèses sur la base de faits pourtant si peu tangibles, ce qu'ils avaient prévu se produisait. Pour la seconde fois en 24h00, le jeune-homme et la jeune-femme aux yeux clairs, prenaient le chemin qui les conduisait à la clinique. Ils n'étaient pas venus à Barcelone pour visiter la ville, c'était plus qu'une certitude.

La Peur du VideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant