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Assis en tailleur autour du groupe d'hommes et de femmes ayant vécu la peur et la faim chaque jour, réconfortés par le feu qui brûlait devant eux, Austin plaça ses doigts sur les cordes de l'instrument. Plus personne ne disait rien. Même Jacob s'était forcé à laisser son tambour à côté de lui. Les épaules en avant, Lou observait l'instrument, brillant dans le reflet du feu sur le bois poli. Austin expira longuement, et gratta une corde après l'autre, laissant ses doigts les effleurer rapidement. Clément joignit ses mains autour de ses genoux, reconnaissant « Dust in the wind » de Kansas. La petite fille ferma les yeux et sourit, comprenant vite qu'Austin jouait magnifiquement bien. Le son réconfortant des cordes se mélangeait aux craquements des bûches enflammées. Elle tomberait bientôt de sommeil.

Le garçon laissa progressivement s'éteindre le son de la guitare. Une fois le morceau terminé, il reposa l'instrument devant lui, sans montrer l'ombre d'un tremblement de la main.

— Il maîtrise... murmura Clément.

Jacob se mit soudain à applaudir frénétiquement, poussant des cris de joie incontrôlés.

— C'est super, sourit Corinne.

Lou applaudit à son tour en croisant le regard du garçon, un sourire jusqu'aux oreilles. Austin rougit en observant tous ces gens l'applaudir. Lorsqu'il ne prenait pas de cours avec Monsieur Preto, il avait surtout l'habitude de jouer face à son mur. Et son mur, il ne l'applaudissait jamais.

Un petit peu plus tard dans la soirée, Austin s'était allongé sur le matelas de Clément, tandis que ce dernier fumait près des rampes. Lou discutait avec Corinne et Jacob, de leur traversée depuis la Bretagne, de la plage, là-bas.

— Alors, vous vous êtes rencontrés sur la route, tous les deux ? demanda Corinne.

Lou secoua la tête en bredouillant :

— C'est compliqué...

Austin se redressa et s'approcha de Clément, les mains dans les poches. Ce dernier écrasa son mégot par terre en recrachant toute la fumée. Il marmonna :

— Il y a plusieurs mois, je faisais de la saisie de factures pour une entreprise de camion. C'était assez bien payé...

Il marqua une pause pour renifler et poursuivit en se raclant la gorge :

— Un beau jour, on m'a demandé de dégager. Parce qu'on me remplaçait, parce que le monde du travail fonctionne comme ça, maintenant.

Une légère brise donna des frissons glacés à Austin. Ce jour-là avait été particulièrement chaud, et pourtant, il commençait à ressentir la difficulté de devoir dormir dehors.

— Je n'ai jamais retrouvé de travail. Au début, c'était très dur. J'étais seul, assis sur les trottoirs sales, avec des vêtements qui se salissaient de plus en plus. Au bout d'une semaine, j'avais juste... pris l'habitude, tu vois.

Il s'assit sur le rebord d'une rampe, suivi par Austin. Les larmes lui montaient aux yeux. Il observa le ciel étoilé pendant quelques secondes et murmura :

— Personne ne me regardait. Mon gobelet restait vide. C'est ce jour-là que j'ai compris que la terre n'arrêtera pas de tourner pour moi. Je détestais mon métier, c'était comme faire les lacets de centaines de chaussures sans s'arrêter. Mais j'aurais donné n'importe quoi pour y retourner, et fuir cet endroit où l'autre n'est qu'un animal prêt à tout te voler pour assurer sa propre survie. J'ai vu...

Sa voix déraillait. Il se frotta les yeux en serrant les dents. Austin se pencha vers lui, l'écoutant avec attention.

— J'ai vu une femme se faire violer, un soir. Ils étaient quatre. Et j'étais seul. J'ai choisi de ne pas réagir. Alors je suis parti, et j'ai fini par atterrir ici. Certains étaient déjà là, d'autres nous on rejoint en cours de route. Un soir, des gens sont venus avec des vêtements et de la nourriture. Avec le temps, ils venaient de plus en plus souvent. Aujourd'hui, on est comme une famille. On peut compter les uns sur les autres. Et c'est grâce à des gens comme ton pote.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant