Lundi 13 avril, huit heures du matin. Une tonne de feuilles volantes débordant de ses mains, l'adjoint Émile Ventoux se rua vers le bureau du commissaire, de gigantesques cernes sous les paupières. Derrière lui, Brice froissait des feuilles de brouillon et les jetait dans la petite corbeille depuis son siège.
Émile enfonça la porte du bureau de Jenvier d'un coup d'épaule.
— Commissaire !
— Hein ?! gémit-il dans un cri de surprise.
L'adjoint en laissa tomber la pile de feuilles, pris d'un haut-le-cœur. A l'évidence, Patrick Jenvier s'était endormi la tête sur son bureau. Un filet de bave coulait le long de sa bouche, s'écrasant sur le dossier « Austin Delorme – Lou Martin ». Il renifla, sans prêter attention à l'océan de feuilles répandu sur le sol de la salle, et se frotta les yeux :
— ... Oui ?
— Vous allez bien, monsieur ?
— Comme un lundi. Hum ! Qu'y a-t-il ?
— Vous deviez interroger madame Guerra...
L'intéressé se redressa brusquement, sentant soudain son cœur battre à toute allure.
— Bon sang ! Quelle heure est-il ?
Émile laissa tomber le reste de feuilles qu'il tenait encore dans sa main et fronça les sourcils sur sa montre.
— Huit heures passées.
— Venez avec moi.
Sur ces mots fermes, il attrapa son manteau au vol et l'enfila en se raclant la gorge.
...
Dans la salle d'interrogatoire silencieuse, deux silhouettes se faisaient face, les mains jointes sur la table. L'enregistrement était lancé. La dame enrobée toisait l'homme en grognant, affichant le visage grincheux d'un bulldog. Face à elle, le commissaire, muni de ses vieux lorgnons, affichait un léger sourire en coin. S'affrontant du regard, aucun des deux individus ne se manifesta. Jenvier s'enfonça dans son siège grinçant et posa les mains à plat sur ses jambes, et respira bruyamment :
— Vous comptez jouer au roi du silence encore longtemps ?
Guerra pouffa en silence et haussa les épaules, sentant une pression honteuse creuser soudainement sa tête. Le bout des joues rougissant, elle serra les dents, et son pouls s'emballa. Les yeux perçants de Jenvier se posèrent sur les siens, ne traduisant aucun signe de faiblesse, malgré la carence de sommeil dont il souffrait. Constatant ses cernes, elle se contenta de souffler :
— Vous avez besoin de sommeil, inspecteur...
— Quelle relation entretenez-vous avec madame Lavigne ?
Déconcertée, elle trembla de la voix :
— Je ne comprends pas...
— Contentez-vous de répondre.
La voix sèche de l'homme résonna dans la pièce. De l'autre côté de la vitre teintée, Émile se grattait le bout de son menton rasé. Le sergent Boris ouvrit brusquement la porte et haussa les sourcils de surprise.
— Eh bah, blanc-bec... tu analyses la situation ?
— Attends ! Tout ça devient intéressant.
Madame Guerra secoua vainement la tête, affichant un léger sourire en coin.
— Je dirais que... nous sommes amies.
Une ampoule s'éclaira dans la tête du commissaire. Il sortit d'une main leste son carnet violet et cliqua sur le bout de son stylo, faisant apparaître la pointe à l'encre bleue. Il griffonna quelque lignes puis cacha la page avec sa manche.
— Pourtant, la directrice affirme très peu vous connaître. En fait, elle ne vous a rencontré qu'une poignée de fois, en cinq ans.
— C'est faux !
Guerra rengaina son cri sorti du cœur et se racla la gorge, consciente qu'elle venait peut-être de faire une erreur. L'air tranquille, l'inspecteur replaça ses lorgnons sur son nez et ajouta quelques notes sur la page. Il resserra son poing et toussa dedans à deux reprises, avant de passer sa langue dans sa bouche.
— Comment se passaient vos cours, avec vos élèves ?
Un silence s'installa pendant quelques secondes. L'intéressée afficha une mine compréhensive et bienveillante, comme si de bons souvenirs envahissaient ses pensées.
— Plutôt bien, en réalité. Parfois je m'énerve, c'est vrai... Et il m'est arrivé une ou deux fois de tirer des oreilles, lorsque ces petits monstres décident de ne plus m'écouter.
— Une ou deux fois ? ironisa-t-il.
— Oui... Ce sont des enfants gentils, qui ont pour la plupart vécu un traumatisme. Je ne me permettrais pas de leur faire du mal.
Indigné par ce qu'il entendait et comprenait, Patrick Jenvier hocha lentement la tête et glissa ses mains sous la table pour serrer les poings de toutes ses forces. Il imagina sa mère devant lui, prenant la place de la suspecte. Ses ongles transperçaient sa peau, sans relâcher la pression. Jusqu'à en saigner.
— Regarde-toi, mon fils... lui murmurait-elle dans un écho. Tu es pathétique.
Il ferma les yeux pendant quelques secondes, effaçant l'illusion de son esprit, et marmonna :
— Les enfants étaient calmes, la nuit ? Pas de cauchemar, ou autre ?
Elle haussa les épaules.
— Je restais rarement la nuit. Mais, lorsque cela arrivait, ils étaient plutôt calmes.
— Il y a un piano, dans une des pièces... Aucun élève n'a eu l'idée discutable d'en jouer pendant la nuit ?
— Oh, non. Ils sont obéissants, vous savez...
— Hm.
Le commissaire desserra les poings, incapable de retenir son rire. Derrière la vitre, Émile s'étonna de sa réaction, collant pratiquement le bout de son nez contre le vitrage. L'homme au manteau en velours se leva avec fierté, le visage rouge comme une tomate, débordant d'une envie insurmontable de s'esclaffer.
— Vous savez, « Madame »... Je pensais que les personnes perverses étaient forcément intelligentes. Vous devez faire partie des exceptions.
Il lâcha un éclat de rire mais se reprit, rangeant avec fougue son carnet dans sa poche de veste, laissant le stylo coincé à l'intérieur. Devant le regard livide et interloqué de la suspecte, il secoua la tête :
— Ce n'est pas grave. J'ai une vingtaine d'enregistrements de vos élèves certifiant que le moindre mot sortant de votre bouche n'est qu'un tissu de mensonge.
— Vous êtes un homme de loi, je ne vous permets pas ! Je ne vous dis pas comment faire votre trav...
— Vous voulez un conseil ? Profitez du confort du commissariat, tant que vous le pouvez.
Sur ces mots, il tourna les talons et claqua la porte derrière lui. Derrière la vitre, Émile jubilait, des étoiles dans les yeux. Les deux poings brandis, il se réjouit :
— Mon Dieu, quelle classe !
Boris dévorait une barre chocolatée avec amour, sans prêter aucune attention à la scène qui venait de se dérouler. Ventoux disparut de la pièce dans un élan de joie et appela dans les couloirs :
— Commissaire ! Monsieur Jenvier, vous êtes génial !
Ce dernier sortit une cigarette de son manteau et la porta à ses lèvres en lui adressant un clin d'œil :
— Vous n'y êtes pas pour rien, Émile. Soyez reconnaissant envers vous-même.
Sur ces mots, il poussa les portes lourdes du commissariat et s'engagea dans la rue ensoleillée et couverte de verdure.
VOUS LISEZ
Le Journal des Vagabonds
Adventure« Je suis allé dans les bois, parce que je voulais vivre délibérément. Ne faire face qu'aux essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu'elle avait à enseigner. Pour ne pas découvrir, quand je viendrais à mourir, que je n'avais...