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Austin quitta le magasin au pas de course, donna à la petite fille sa casquette. Ils achetèrent des sandwichs triangle dans le Casino d'en face et reprirent leur route en bordant la limite de l'autoroute. Se plaignant incessamment de la boue qui croulait sous leurs pieds, la petite fille enjamba la bordure pour marcher sur le goudron. Le garçon se retourna et gronda :

— Reviens ici tout de suite.

— Quoi ? insista-t-elle. Les voitures roulent pas, ici.

— C'est la bande d'arrêt d'urgence...

— Oui... C'est ce que je dis !

Il soupira et afficha un sourire amusé :

— Tu savais que l'espérance de vie d'un piéton qui marche là où tu es, est estimée à vingt minutes maximum ?

Elle garda le silence un instant. Fier, Austin comprit qu'elle doutait.

— Tu me fais marcher.

— Pas du tout. J'ai appris ça en cours, cette année.

— Dans quelle matière ?

Exaspéré, il se retourna brusquement :

— On s'en fiche ! Allez, reviens ici.

Elle souffla tout son mécontentement et obéit, marchant dans la boue à ses côtés. Elle trouvait ça débile. L'autoroute était presque vide. Aussi incroyable que ça pouvait paraître, ils observaient plus de silence que de moteurs ronflants.

— Combien de kilomètres il nous reste ? demanda-t-elle en retirant sa casquette quelques secondes.

Austin haussa les épaules.

— Je ne sais pas. C'est toi, la pro des plans.

Elle acquiesça, en sortant une énième fois l'Atlas, et marmonna :

— Préviens-moi, s'il y a une crotte de chien devant moi. Alors... Huit kilomètres. Non, sept. Enfin, sept et demi.

— On mettra presque la journée, soupira-t-il.

Lou replia soigneusement la carte et replaça la casquette sur sa tête, plongeant les mains dans les poches.

— Bon... maintenant que je t'ai dit pourquoi je suis partie... tu ne veux pas me raconter, toi ?

— Qu'est-ce que tu veux que je te raconte ?

Elle lui donna une tape dans le dos, un sourire aux lèvres.

— Tout. Pourquoi tu es parti, qu'est-ce que tu fais avec cet argent...

— Et qu'est-ce que t'en dis, toi ?

Elle posa un doigt sur son menton et souffla :

— J'aurais pu dire braqueur. Mais, tu n'es pas assez malin pour ça.

— Sympa.

Lou secoua la tête et le pointa du doigt :

— Je dirais que tu as volé ça à tes parents. Il n'y a qu'à voir la bagnole... Non mais sérieux, vous devez rouler sur l'or !

Austin demeura silencieux. Malgré son air charrieur, elle avait raison. Depuis sa plus tendre enfance, il avait une cuillère d'argent dans la bouche. Ça lui avait valu beaucoup d'insultes, dans la rue. Rapidement, il avait compris qu'il était un « gosse de riche ». Et ses parents, ça ne les dérangeait pas. Dix-huit ans plus tard, ils poursuivaient leur travail d'escroc maquillé en gentleman avec le même entrain. Que dirait Lou, si elle pouvait voir la taille de sa maison ? Pendant qu'il était là, avec elle, ses amis devaient penser à leurs concours pour entrer en école de commerce, et reprendre le travail hypocrite et ridicule de leurs parents.

— Alors, j'ai raison ?

— Dans le mille, ouais...

La petite fille ne put réprimer un gloussement. Voyant au loin une voiture arriver à plein pot sur la voie de droite, Austin rabaissa la visière de la casquette sur son front et plongea les mains dans ses poches. Elle mit une main sur sa bouche le temps de se calmer, et le relança d'une petite voix :

— Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?

Un sourire en coin se dessina sur ses lèvres. Il haussa les épaules :

— J'imagine que... l'école, c'est pas fait pour moi.

Lou tapota le manche de l'instrument dans son dos, de sa petite main.

— Mais ça, oui.

Austin resta impassible.

— Je ne sais pas. Peut-être.

— Comment ça, « peut-être » ? Ce n'est pas ce que tu as envie de faire ? Dès qu'on fait une pause, tu te mets à jouer, pourtant...

— Oui, bien sûr, mais... ce n'est pas aussi simple, tu sais.

Autour d'eux, les oiseaux chantaient à tue-tête. Personne ne venait. La dernière voiture était déjà loin derrière eux. Ils auraient presque pu marcher, courir et s'allonger sur l'autoroute. Ce gigantesque espace semblait soudain leur appartenir. Austin plissa les yeux, et imagina les arbres bordant la route se recroqueviller sur elle, et l'ensevelir sous leurs centaines de branches et de feuilles, jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus apercevoir une miette de goudron. Lou dut le secouer pour le sortir de sa torpeur.

— Hé oh ? Il y a quelqu'un là-dedans ?

— Oui, pardon.

Elle le dévisagea :

— T'es bizarre, quand tu t'y mets... Bon, et puis je ne vois pas ce qu'il y a de compliqué, dans ton histoire.

Le garçon soupira :

— Aujourd'hui, il faut faire de longues études, pour s'en sortir. Alors, devenir artiste ? C'est la porte d'entrée du chômage. Je ne trouverai pas de travail.

Lou s'arrêta, les sourcils froncés, les mains sur les hanches.

— Je ne vois pas le rapport avec toi.

— Bah... Je viens de te le dire.

Elle se racla la gorge et retira sa casquette pour se faire de l'air, perplexe. Elle semblait étrangement de bonne humeur, maintenant qu'ils ne parlaient plus d'elle. La petite fille prit une intonation de psy complètement assumée et se mit à faire des grands gestes avec la main.

— Donc, tu devrais faire comme tout le monde et te lancer dans quelque chose de long et chiant ?

— Eh...

— J'ai compris, « mon langage ». Normalement, je ne complimente pas trop les gens, mais je suis sûr que la terre entière sera d'accord avec moi pour dire que tu es un Dieu avec ce truc.

Elle montra la guitare d'un mouvement de tête. Il baissa les yeux et secoua la tête d'un air sombre. Il se revoyait seul, dans sa chambre, à espérer que ses devoirs se feraient tous seuls. Et que ses parents s'intéressent réellement à sa musique. Mais tout ce qu'il recevait, c'était un message de David lui demandant les devoirs du lendemain. Et lorsqu'il entendait son téléphone vibrer, il espérait vainement voir le prénom d'Elsa s'afficher.

Lou reprit en affichant un grand sourire dirigé vers le soleil :

— Si jamais on n'a qu'une vie... tu ne penses pas qu'on devrait la passer à faire ce qu'on aime ?

Elle se tut, particulièrement fière de la conclusion qu'elle venait d'apporter à la discussion. Austin demeura silencieux et pressa le pas, non sans glousser dans sa barbe. Comme il s'y attendait, elle s'arrêta pour l'observer d'un air idiot, avant de courir pour le rattraper.

— Ben quoi ? Elle était pas bien, ma phrase ?

— Dépêche-toi, rétorqua-t-il en souriant.

Vendredi soir dernier, il était loin de s'imaginer qu'elle puisse être aussi bavarde. Elle avait beau lui taper sur le système à longueur de journée, il était impressionné par sa perspicacité.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant