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Dans son bureau orné d'une belle bibliothèque et d'un fauteuil de cuir noir, Philippe Delorme croisait les mains sur la table d'un air soucieux. Une tonne de papiers s'empilait et grandissait de jour en jour, le laissant débordé par les factures, impôts et courriers recommandés. Parmi chaque lettre qu'il recevait la journée, il espérait que l'une d'entre elle soit signée de la main de son fils. Mais chaque jour, il était un peu plus déçu de constater que ce n'était pas le cas. Il avait beau enfiler ses lunettes de travail et prendre un air professionnel en resserrant sa cravate, rien n'y faisait. Toute cette histoire ne voulait pas sortir de sa tête. Et la facture qu'il avait devant lui pour un nouvel écran plat 4K lui sembla soudainement vaine. Pris d'une rage soudaine, il écrasa le papier, le déchira de toute sa force et jeta les morceaux devant lui, qui s'éparpillèrent dans toute la salle.

— Putain !

Le grondement qu'il laissa échapper le terrifia. Il joignit le bout de ses mains tremblantes et enfouit sa tête à l'intérieur, assourdi par le silence pesant de son bureau morne. Après quelques instants, la porte s'ouvrit doucement. Delphine entra, les larmes aux yeux. Pour une fois, elle ne tenait aucun verre dans la main. Philippe n'osait plus ouvrir les yeux. Il savait qu'il se ferait réprimander. Il le méritait. Mais contre toute attente, sa femme piocha dans ses albums de musique et en sortit un disque, qu'elle inséra dans un vieux lecteur. Puis, elle pressa le bouton Play.

La musique rompit le silence. Delphine s'avança calmement vers son mari, d'un pas dansant, entraîné par les chœurs des musiciens. Philippe releva lentement la tête et plongea ses yeux dans les siens. Il ne mit que quelques secondes à reconnaître « Mrs. Robinson » de Simon & Garfunkel.

Delphine lui tendit une main douce et murmura d'un triste sourire :

— Tu te souviens ? Notre première danse ensemble, sur ce tube ?

Un air paisible se dressa sur le visage de l'homme d'affaires, qui se releva lentement et accepta la main de sa femme. Au centre de la pièce, ils s'attirèrent l'un contre l'autre, les doigts entremêlés. Leur souffle se croisait, et leurs yeux semblaient faire la paix avec leurs êtres. Soudain, Delphine reprit son visage de jeune fille fougueuse et se mit à remuer dans tous les sens. Philippe se laissa porter au jeu, reproduisant bientôt le célèbre déhanché d'Elvis Presley. Les chœurs arrivaient bientôt au refrain, et la guitare enchaînait les notes joyeuses et réconfortantes. D'un seul coup, l'immense somme de papiers qui attendait de pied ferme la signature de monsieur Delorme n'avait plus aucune importance. Voilà qu'ils retombaient vingt-cinq ans plus tôt, au milieu de la piste de danse, entourés de gens heureux et souriants. Rien d'autre n'avait d'importance. Comme si la vie n'était qu'un jeu, où le plus important était de s'amuser, sans s'inquiéter de ce qui pourrait arriver le lendemain. Parce que personne ne le saurait, et que passer son temps dans le futur gâcherait l'instant présent.

La danse prit une allure de slow, rappelant à Delphine le premier baiser que lui avait offert son mari, à cette époque. Il la serra doucement contre lui, et put sentir son cœur se réchauffer au contact du sien. Elle laissa reposer sa tête contre son épaule réconfortante et ferma doucement les yeux, sur les dernières notes de la musique, profitant encore un instant, de ce bonheur éternel.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant