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— Regarde-toi, mon fils... Tu es pathétique !

Dans une vieille chambre arborant une tapisserie ornée de fleurs, un petit garçon était assis sur une chaise en bois, face à son bureau. Son regard fixait la fenêtre couverte de gouttes de pluie. Le visage couvert de bleus et de marques de coups, il réprimait son sanglot, les bras croisés. Derrière lui, sa mère hurlait comme une bourrique, vêtue d'une vieille robe déchirée. Trempée de sueur, elle montrait de lourds cernes sous ses yeux, et avait la peau sur les os à en faire froid dans le dos. Elle renifla un bon coup et pointa son fils du doigt, avant de reprendre de plus belle :

— Tu es incapable de te défendre ! Tu crois que j'ai les moyens, moi, de te racheter tous les jours un nouveau goûter ? Tu me fais honte...

Le petit garçon secoua lentement la tête, tentant de fermer ses oreilles pour suivre du regard la plus grosse goutte qui dévalait lentement la vitre. Mais le rugissement de sa mère le fit sursauter :

— Je ne sais pas ce qui me retient de t'en remettre une ! Si tu continues à croire que faire de la musique te sauvera de tout et que tu ne te défends pas, tu termineras dans les sacs poubelles ! La vie est injuste, tu comprends ?

Tout à coup, elle se rua vers lui, faisant furieusement grincer les planches du parquet. En un éclair, elle l'attrapa à la gorge et le souleva de sa chaise, pour se retrouver nez à nez avec lui.

— TU COMPRENDS ?

...

Patrick Jenvier se réveilla en sursaut. Haletant, et transpirant, il fixa le plafond blanc de sa petite maison sans bouger. Diane se redressa, déposa un baiser dans son cou et l'enlaça. Après quelques secondes pendant lesquelles elle le berça tendrement, la jeune femme murmura :

— De quoi tu as rêvé ?

Le commissaire laissa doucement retomber sa tête sur son oreiller, la bouche entrouverte, et les mains jointes.

— Ma mère...

Diane l'observa sans rien ajouter, caressant sa mâchoire rasée du bout des doigts.

— Elle se droguait ?

Il hocha tristement la tête. Soudain, le sanglot du petit garçon qu'il était à l'époque, refit surface. Comme une gigantesque vague, à laquelle il ne pouvait pas échapper. Une larme roula, tombant sur ses cheveux et dévalant le long de sa tempe.

— Elle avait raison. La vie est injuste.

Il se retourna dos à sa femme, les yeux fixés sur sa table de nuit immobile, dans la pénombre. La nuit éclairait encore leur grand lit à la couverture épaisse. Diane se rallongea, ne sachant quoi ajouter. Le silence demeura complet, jusqu'à ce que le couple se rendorme.

...

Vendredi 10 avril, huit heures et demie. Émile Ventoux se tenait assis sur son bureau, encore à moitié endormi. Les paupières lourdes, il maintenait péniblement sa tête avec sa main. Le téléphone sonna brusquement. Pris au dépourvu, l'adjoint renversa sa tasse de thé sur le sol. Son regard se décomposa. Brice passa devant lui sur son siège à roulettes, et afficha un sourire narquois en replaçant ses lunettes carrées sur son nez :

— Passe au café, Émile.

— Très drôle.

L'adjoint décrocha le téléphone et marmonna d'un air bougon :

— Hm ?

... J'appelle bien au commissariat de police de Châtenay-Malabry ?

Émile se racla la gorge et se ressaisit.

— Absolument. Quelle est votre urgence ?

Oh, non, il ne s'agit pas de ça. Je suis Pierre Gallier, directeur du centre des Oliviers d'Orléans. Je vous confirme que nous pouvons prendre en charge les trente-neuf enfants du foyer Sainte-Marie, sur demande du commissaire.

Eberlué, Émile resta sans voix.

... Allo ?

— Vous avez autant de... de places ? bégaya-t-il.

Nous avons passé l'été et l'hiver dernier à agrandir le centre, vous savez.

— Je préviens le commissaire de suite, merci de votre appel !

Il raccrocha aussitôt, laissant sa colère s'échapper loin de lui, remplacée par une joie incontrôlable. Il se leva brutalement, serra les poings et les dents. Il poussa un cri de victoire tonitruant :

— On l'a fait, putain !

L'adjoint se rassit et composa frénétiquement le numéro du commissaire.

— Bonjour, commissaire !

Devant les anciens dortoirs de l'école publique de la ville de Châtenay-Malabry, Jenvier redressa sa belle cravate et mit sa main dans sa poche en marmonnant :

— Je peux savoir ce qui vous met de si bonne humeur, Émile ?

— Oh, commissaire, vous aviez raison ! Le centre des Oliviers va prendre les enfants !

Un sourire en coin se dressa sur son visage. Le directeur de l'école, vêtu d'une chemise rose à manches courtes, afficha un grand sourire et déclara :

— Monsieur l'inspecteur ! Entrez, les enfants sont réveillés.

— Parfait. Je vous rappelle, Émile.

Ce dernier raccrocha, l'air satisfait.

Le directeur de l'école fronça les sourcils, en constatant les cernes du commissaire.

— Mauvaise nuit ?

— Je ne vois pas ce qui vous fait dire ça.

Jenvier s'engouffra à l'intérieur du bâtiment et grimpa jusqu'au dernier étage. Il poussa la porte du couloir et disparut à l'intérieur. Ses pas résonnaient dans le corridor. A mesure qu'il avançait, il percevait les rires des enfants, les bruits des couettes et des oreillers qui volaient et retombaient lourdement sur le sol. La voix de sa mère retentit dans sa tête, et un frisson glacial le parcourut. Il posa une main tremblante sur la poignée d'inox et ferma les yeux, serrant les dents pour se détendre. Le commissaire inspira un grand coup, avant d'ouvrir la porte grinçante.

Devant lui, les trente-neuf enfants jetèrent un regard affolé dans sa direction, leurs coussins tenus fermement entre les mains. Des milliers de plumes volaient dans les quatre coins de la salle. Jenvier hésita entre s'énerver et exploser de rire. Au lieu de cela, il entra sans faire de commentaire, et déclara :

— Inspecteur Patrick Jenvier. Vous connaissez Lou Martin ?

Il attendit quelques secondes et observa les enfants échanger des regards interrogatifs. Ils hochèrent la tête.

— Bien. Qui était le plus proche d'elle, ici ?

Ils hésitèrent quelques instants, puis pointèrent du doigt une petite fille arabe aux longs cheveux noirs, et aux yeux bleus comme le ciel. Jenvier sourit, sentant leur peur de se faire gronder s'ils n'obéissaient pas. Les bras croisés, la petite fille s'avança en tenant tête au commissaire.

— Comment tu t'appelles ?

— Alia...

Il lui indiqua le couloir.

— Viens avec moi. Ça ne prendra pas longtemps.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant