Ces pâtes à la carbonara étaient délicieuses, et les deux vagabonds n'eurent aucun mal à les terminer. Austin était resté estomaqué, en observant la rapidité avec laquelle la petite fille avait terminé le repas. Dans un élan de gentillesse, Alice lui avait rapporté une part de bûche au chocolat dans une petite assiette blanche aux contours dorés. En l'observant ne faire qu'une bouchée de sa pâtisserie, qu'elle sembla tant apprécier, le garçon se souvint de la façon dont elle avait englouti son repas chez Macdonald, vendredi dernier. Il se rappela également de ce qu'il s'était dit, à ce moment-là : Cette pauvre fille timide et désagréable aurait pu le remercier... Il avait quand même payé son repas. Il croisa les bras, s'enfonçant dans le siège dans lequel était gravé le cerf, et sourit.
— Bon, déclara-t-elle une fois repue, maintenant, une petite sieste.
— Et la mer, alors ? s'esclaffa-t-il. Je pensais que ça dormait peu, les petites filles comme toi.
Elle s'effondra sur son matelas en position d'anguille et marmonna dans l'oreiller :
— La mer ne va pas s'envoler. Tu t'es mal renseigné, « David ».
Elle ne prit que quelques minutes pour s'endormir. De là où il était, dans le silence apaisant de la pièce, Austin pouvait sentir son souffle régulier la plonger dans un sommeil profond. A son tour, il avança à pas de loup vers son lit et se laissa tomber dessus, les yeux rivés au plafond. Il n'avait plus au-dessus de lui le vaste mur blanc de sa chambre, à Châtenay-Malabry. En quarante-huit heures, il avait rencontré un ancien garde forestier qui vivait seul autour de sa forêt, échappé à une voiture de policiers, assisté à un événement médiatique à Lyon. Et maintenant, il était ici. En un seul morceau. La tête vide. Un sentiment étrange l'envahissait. Il se sentait si bien, tout à coup. Il se sentait vivant.
...
Austin rouvrit les yeux. Dehors, le soleil venait à peine de se lever. Ses rayons jaunâtres traversaient les planches de bois du sol. L'ombre froide de la grande falaise diminuait à vue d'œil. Lou était recroquevillée dans l'encadrement de la fenêtre, contemplant le ciel et les passants, dehors.
— Il est quelle heure ? grogna le garçon en déposant un deuxième coussin sur ses yeux.
— Huit heures, marmonna la petite fille.
Le sang du garçon ne fit qu'un tour. Ils s'étaient endormis à quinze heures.
— Attends... On est vendredi ?
Elle hocha la tête. Lui, se redressa brusquement, les yeux exorbités.
— On a dormi... dix-sept heures ?
— TU as dormi dix-sept heures.
Il jeta des coups d'œil perdus autour de lui. Il avait tous ses vêtements. En fouillant dans sa poche arrière, son sang ne fit qu'un tour. Elle était vide. Affolé, il balaya la pièce du regard, et constata que le carnet verdâtre était posé sur la table de nuit.
Bizarre, pensa-t-il, je ne me rappelle pas l'avoir posé là.
— J'ai dormi habillé ? Et... sans couette ?
Lou haussa les épaules.
— Il faut croire.
Il s'assit au bord du lit, se prenant la tête dans ses mains et souffla longuement. La pièce tournait autour de lui. Leurs assiettes avaient été débarrassées, évidemment. Austin marmonna :
— Tu as mangé, hier soir ?
Elle posa un doigt sur son menton et leva les yeux en l'air, comme pour réfléchir.
— Oui ! Du saumon avec des raviolis au basilic et à la mozzarella. Mais cette fois, il n'y avait pas de dessert...
Elle prononça ces derniers mots avec un air déçu. Le garçon ricana :
— Mieux vaut ne pas t'y habituer. Je ne sais pas si on tombera sur des gens aussi gentils à l'avenir.
— Pour l'instant, on s'en sort pas trop mal, je trouve. Ah, et je lui ai demandé si elle connaissait un moyen de transport pas cher, ici. Elle m'a parlé d'une écurie.
— Une écurie ? répéta Austin en fronçant les sourcils.
— Oui, heu... C'est un fermier, à l'entrée de la ville.
Le garçon laissa son esprit divaguer ailleurs. Un sourire en coin se dessina sur son visage. La fameuse musique de Bon Jovi qu'il écoutait dans le bus ressurgit. Il s'imagina arborant un grand chapeau de cuir sur sa tête et galopant à travers les champs, sur le dos de son beau cheval blanc. Sans jamais s'arrêter, il poursuivrait le soleil couchant.
— Je vais prendre un bain. Et ensuite... on y va ! décida-t-il en se levant brusquement. Commence à rassembler tes affaires.
En soufflant, la petite fille enfila son bonnet et sauta hors du rebord de la fenêtre.
— Je suis prête.
Une fois au rez-de-chaussée, Austin fit mine de se recoiffer pour cacher son visage de ses mains. A l'aide de son index, il replaça une mèche derrière son oreille, et avança jusqu'au comptoir. Il déposa un billet de vingt euros devant Alice, sans dire un mot. Celle-ci se pencha vers eux et chuchota :
— Gardez ça, vous risquez d'en avoir besoin. Claude loue parfois très cher ses poulains. Oh, j'allais oublier !
Elle disparut au trot dans la cuisine et réapparut avec un panier de croissants et de pains au chocolat emballés dans des serviettes.
— Je suis désolée, je n'ai pas de sac à dos... Allez, prenez ça et partez. Vite, vite !
Lou attrapa le panier et lui adressa un sourire.
— Merci, Alice.
La jeune serveuse rougit et lui pinça la joue avec deux de ses doigts.
— Tu es chou. Allez, vite vite !
Quelques secondes plus tard, ils étaient dehors, et la porte se referma derrière eux. Interloqué, Austin se demanda soudainement s'il ne venait pas de rêver. Ou même, s'il était en train de rêver. Il imagina se réveiller dans sa chambre blanche, avec son beau lit blanc et bien fait, et sa mère l'appellerait pour aller en cours. Il s'esclaffa et tourna les yeux vers le ciel bleu :
— Plutôt mourir... murmura-t-il.
— T'as dit quoi ? lui lança la petite fille en enfilant un croissant.
— Rien. Alors, c'est où, l'entrée ?
Lou lui passa devant.
— Suis-moi. Il y a un panneau au bout de la rue.
VOUS LISEZ
Le Journal des Vagabonds
Adventure« Je suis allé dans les bois, parce que je voulais vivre délibérément. Ne faire face qu'aux essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu'elle avait à enseigner. Pour ne pas découvrir, quand je viendrais à mourir, que je n'avais...