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— Alors ça... C'est un barré, c'est ça ?

— Non. Un pull-off. Le barré est sur l'autre page, regarde.

Le lendemain matin, à la table d'un pub arrangé façon américaine, les deux vagabonds avaient le nez plongé dans le journal vert. A côté, deux tasses pratiquement vides se tenaient là. L'une sentait le café à plein poumons, et l'autre respirait un goût plus exotique et doux. Austin avait son index posé sur un gribouillis représentant les six cordes de la guitare. Six points étaient alignés sur la même case. Sceptique, la petite fille secoua la tête.

— C'est impossible.

— De quoi ?

— De faire ton barré.

Le garçon fronça les sourcils.

— Pourquoi ça ?

Lou croisa les bras, persuadée d'avoir trouvé une faille incroyable dans l'art de la guitare. Elle déglutit et joignit ses mains, se préparant à expliquer sa théorie à Austin.

— Hum. Il y a six points noirs, là.

— Oui...

Elle haussa les sourcils d'un air assuré :

— On n'a que cinq doigts.

Le garçon laissa passer un silence, avant d'éclater de rire. Il s'esclaffa d'une façon si tonitruante que l'ensemble des clients se retourna vers lui. Il se racla la gorge en le constatant, et reprit ses explications d'une voix calme.

— C'est un seul doigt qui s'occupe de tous ces points. Tu utilises la longueur du doigt. C'est le principe du barré.

Austin jeta un coup d'œil au bras de la petite fille, constatant que le numéro qui était inscrit avait commencé à s'effacer. Il agita sa main devant lui.

— Donne-moi ton stylo. Je vais le réécrire.

Elle s'exécuta et leva les yeux vers le ciel bleu, à l'extérieur. Il faisait horriblement chaud. Elle s'efforçait de penser à autre chose. Perdue dans ses songes, un petit sourire lui vint aux bout des lèvres.

— Tu pourrais faire un groupe de musique ? Alia ferait le piano, toi la guitare, et moi...

Il secoua la tête en soufflant :

— Je t'apprendrai à en jouer. Tu pourras faire un groupe avec elle, si tu veux.

Déjà charmée par cette idée, Lou lâcha un petit rire nerveux, tandis que le garçon referma le bouchon du stylo.

— Et voilà !

Elle récupéra l'objet, termina sa tasse de thé et se releva.

— Je vais aux toilettes.

Austin referma le carnet et le replaça dans sa poche en secouant la tête, tandis que la petite fille s'éloignait derrière le comptoir.

— Eh ben... Il y a du boulot.

Quelque chose dehors attira son attention. Une voiture venait d'entrer sur le parking et de tourner dos à lui. Son regard n'avait pas été assez rapide pour la voir. Il tira sa tasse de café sous ses yeux, imaginant les cernes lourds qu'il devait porter après une nouvelle nuit sur un siège conducteur. En observant attentivement le fond, il tenta de déchiffrer un message que le destin pourrait lui apporter, un indice pouvant lui indiquer la direction à suivre.

La porte battante du bar-restaurant s'ouvrit. La clochette sonna. Les yeux du garçon remontèrent au niveau de l'homme qui venait d'entrer. Il réajusta son uniforme de policier et sourit au serveur. Le visage d'Austin se liquéfia. A moins de vingt mètres se trouvait la menace qui pesait sur lui depuis deux semaines. En tremblant, il se releva, abandonnant tout espoir de pouvoir payer au comptoir, tourna les talons et se dirigea le plus calmement possible vers la porte du fond. Son regard s'arrêta sur les toilettes. Impossible d'abandonner la petite. Dans son dos, il entendit le policier pousser un léger cri d'incompréhension. Il se retourna doucement. Leurs regards se croisèrent. C'était fichu.

Le garçon poussa la porte de sortie et détala vers la coccinelle bleu ciel comme il ne l'avait jamais fait. Il ouvrit la portière et s'engouffra dans le siège conducteur. Pétrifié, le policier mit quelques secondes avant de retrouver ses esprits, et réaliser qu'il venait de tomber sur Austin Delorme, le gamin recherché pour fugue, kidnapping et délit de fuite, entre autres. Il se rua vers la porte de sortie sans prêter attention à la petite fille, qui s'apprêtait à sortir des toilettes.

Dans la voiture, le garçon haletait. Il enfonça les clés et démarra le contact, le pied tremblant sur l'accélérateur. Sans comprendre ce que son cerveau lui demandait, il exécutait ces gestes simples, qui lui permettaient de démarrer. Il enclencha la marche arrière et jeta un dernier coup d'œil dans le rétroviseur, persuadé qu'il ne reverrait jamais la petite fille. La radio se mit en marche, jouant les premières notes de « Don't Leave Me Now » De Supertramp. Après un léger silence, les notes frénétiques de piano s'enchaînèrent, et le garçon enfonça la pédale d'accélérateur. La voiture s'éjecta brutalement de la place de parking. Pris de panique par le coffre de la voiture qui se rapprochait dangereusement de lui, le policier se laissa tomber à terre et porta sa radio à sa bouche.

— J'ai besoin de renforts sur la D987 ! Le gamin est là !

Austin enclencha la première vitesse d'un geste bestial, et fonça hors du parking, dérapant abruptement pendant plusieurs mètres sur la route, avant de se remettre droit. Le policier se rua vers sa voiture et démarra à son tour. Le garçon jeta un rapide coup d'œil par-dessus son épaule, puis se retourna vers la route. Son regard envahi par la colère, il se cramponna fermement au volant et se mit à fuser, enchaînant les vitesses jusqu'à atteindre 100 kilomètres à l'heure en moins de dix secondes. La route était dégagée. Dans le rétroviseur intérieur, il constata non sans frissons que le policier ne le lâchait plus d'une semelle. Devant lui, rien ne semblait pouvoir lui couper la route et l'empêcher de profiter de cette belle forêt, qu'il avait l'impression de voir pour la dernière fois. A la radio, la guitare montait dans les aigus, faisant vibre les cordes et donnant des frissons au garçon. Une larme roula sur sa joue. Le visage souriant et lumineux de Lou s'inscrivait tant bien que mal dans son esprit, tandis qu'à chaque seconde qui passait, il s'éloignait un peu plus d'elle. L'imaginant soudainement seule, pensant peut-être qu'il venait de l'abandonner, il éclata finalement en sanglots.

Il ralentit à l'approche d'un grand virage et découvrit le barrage de voitures de police qui l'attendaient à quelques centaines de mètres. Bouche bée, il desserra sa prise sur le volant. La coccinelle ralentissait toute seule, comme s'il n'avait plus d'emprise sur le véhicule. Voilà à quoi ressemblait son destin. Parce que chaque aventure avait une fin.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant