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Dimanche 12 avril. En plein après-midi, la grande silhouette d'un jeune homme blond se dessinait, dans l'allée centrale du parc de Châtenay-Malabry. En pull blanc, des écouteurs dans les oreilles, il haletait. Un banc se présenta à lui. Il s'assit, essuyant la sueur de son front d'un revers de main. Les mains jointes, il resta immobile quelques minutes, observant une dizaine d'enfants descendre d'un long toboggan de métal. Un adolescent en sweat noir s'assit sur le banc, une cigarette entre les lèvres. Il marmonna :

— Salut, Pierre-Louis.

— Ça va, David ?

— Ouais...

Il marqua une pause, souffla la fumée qu'il contenait dans sa bouche et haussa les sourcils :

— Je n'ai toujours pas préparé mon oral d'allemand.

— Et c'est pour quand ? renchérit le jeune blond.

— Demain...

Ils restèrent silencieux. En face d'eux, la bande de gamins courait de partout en criant. Pierre-Louis se laissa tomber sur le dossier du banc et déglutit. David se tourna vers lui en portant la clope à sa bouche.

— Ça fait plus d'une semaine qu'il a disparu.

— Ouais...

Le jeune blond sortit son portable de sa poche et se réfugia dedans. Mais son ami poursuivit :

— Tu as bien été convoqué au commissariat, avant-hier. Non ?

— Ouais.

— Pourquoi ?

L'intéressé jeta un rapide coup d'œil en sa direction et verrouilla l'écran de son téléphone.

— J'en sais rien. Ils m'ont reposé les mêmes questions.

David fronça les sourcils, et éteignit le mégot sur un coin du banc en soufflant le restant de fumée.

— C'est bizarre. Ça n'a pas de sens.

Pierre-Louis haussa les épaules, puis se leva droit comme un piquet. Il expira longuement en fermant les yeux, contrôlant son rythme cardiaque qui s'emballait, et étira ses jambes.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? J'en sais pas plus que toi...

— Mais si c'était le cas... tu m'en parlerais ?

Le sang du sportif ne fit qu'un tour. Il se retourna et posa ses mains sur ses hanches, convainquant son esprit qu'il fallait mentir.

— Oui. Bien sûr que oui.

...

— Commissaire ! Commissaire Jenvier !

Émile Ventoux déboula brusquement dans le bureau de son supérieur, une clé USB à la main. Il transpirait comme un bœuf et haletait les yeux grands ouverts. Le commissaire retira ses lorgnons, déposa le journal Le Monde qu'il tenait dans la main.

— Qu'est-ce qui vous prend, Émile ? On dirait que vous avez vu un fantôme.

— Un disparu, chef ! Tenez, écoutez ça.

Jenvier fronça les sourcils, s'empara de l'objet et le brancha à son pc portable. Il fouilla dans un tiroir et en sortit un casque audio. En quelques clics, il ouvrit le fichier intitulé « Police Municipale de Lyon. Interrogatoire 2020 n° 38 : Assane Traore. ».

Émile se posta contre le mur, les mains jointes, et en silence. Après quelques minutes d'attention soutenue, le commissaire devint livide, retirant d'une main tremblante le casque, avant de le faire tomber sur le clavier.

— Alors ? tenta son adjoint d'une faible voix.

Jenvier frappa brusquement sur le bureau et se redressa en fureur :

— Bon Dieu ! Comment ai-je fait pour ne rien voir ? Hein ?

Il balaya les papiers sur son bureau dans un raffut déconcertant, et resserra ses mains crispées sur les bords de la table.

— Ils étaient à la gare... grinça-t-il. Aucun flic là-bas ne les a reconnus... Nom d'un chien.

— Vous voulez que je fasse quelque chose, chef... ?

— Evidemment ! Vous n'allez pas rester ici à vous tourner les pouces !

Le rugissement du commissaire fit frémir Émile. Il serra les dents, embarrassé. Jenvier poursuivit d'une voix ferme :

— Contactez la police de Lyon. Qu'elle interroge le personnel de la gare. S'ils sont restés, c'est sûrement pour prendre un train.

— Très bien...

L'adjoint tourna discrètement les talons, renonçant catégoriquement à récupérer sa clé USB. Il fit grincer la porte en ouvrant.

— Émile ?

— ... Oui ?

— Faites-moi plaisir, et remuez-vous.

...

Allo ?

— ... Monsieur Debienne ?

C'est moi.

— Bonjour, Philippe Delorme à l'appareil. Je me suis permis de vous appeler pour vérifier que notre rendez-vous de 13h était bien maintenu au restaurant Don Juan II.

Certainement, oui.

— Parfait ! Ce tout nouveau produit simple et innovant va vous plaire, j'en suis persuadé !

Je n'ai pas de doute là-dessus. A tout à l'heure.

— Avec plaisir, monsieur.

Le père d'Austin raccrocha le téléphone, se prit la tête dans ses mains et soupira. Assis sur la chaise roulante de son bureau lumineux, il voyait tout en noir. Sa femme débarqua, vêtue d'une fine robe mettant ses formes en valeur. Elle s'approcha de son mari d'un déhanché sensuel. Il posa un doigt sur sa tempe et se massa :

— Qu'est-ce que tu fais ?

Elle leva le verre de vin rouge qu'elle tenait dans sa main droite et le but d'une traite. Satisfaite, elle afficha un sourire en coin.

— Je te repose les yeux.

Impassible, Philippe resta figé, le regard noir.

— Tu en as pris combien ?

— Tu n'as pas envie de moi ? répliqua-t-elle.

Il soupira et s'enfonça dans son siège en croisant les bras.

— J'ai pas le temps pour tes conneries, Delphine.

Dans le silence, elle laissa volontairement tomber le verre bombé, qui se brisa en mille morceaux sur le sol.

— Oui, c'est vrai. La disparition de ton fils ne t'intéresse pas davantage, d'ailleurs. Tu es trop occupé à vendre tes produits de merde.

— Ramasse ce que tu as fait tomber.

Devant le regard animal de son mari, Delphine déglutit. Jamais auparavant, n'avait-elle protesté de la sorte. Il savait que la férocité qu'il dégageait le faisait toujours gagner. Cette fois-ci, ce ne serait pas le cas. Elle tourna les talons d'un geste fier, et quitta la pièce en claquant la porte.

Philippe soupira, jetant un coup d'œil honteux au cadre de son bureau, contenant une photo de lui avec son fils.

— Austin... Où es-tu ?

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant