-114- (le concert)

20 3 0
                                    

Dimanche 26 avril 2020, vingt-deux heures. Austin observait inlassablement la date d'aujourd'hui, sur le calendrier accroché dans la cabine de John. La pièce étant insonorisée, il pouvait entendre son cœur battre comme il n'avait encore jamais battu. Comme si pour la première fois dans son existence, son esprit ne doutait plus qu'il était bel et bien vivant. Il serra la mâchoire et releva doucement les yeux devant le grand miroir, s'ordonnant à lui-même d'être exceptionnel. Observant ses pupilles grossir jusqu'à en faire tourner sa tête, il entendit dans un résonnement lointain les applaudissements de la foule. Le clou du spectacle commencerait dans quelques secondes. Il n'était plus qu'à une poignée de minutes d'un moment décisif...

Sur la gigantesque scène en plein air, le rockeur Charles Laren afficha son plus beau sourire en s'approcha du micro, suivi des yeux par des centaines de personnes dans la fosse. Derrière eux brillait la belle tour Eiffel, éclairée par ses lumières dorées. Il s'empara de l'instrument et déclara de sa voix rocailleuse :

— Mesdames et messieurs... Comfortably Numb.

Sur ces mots, les projecteurs tournèrent au bleu sombre. Il s'éloigna quelques instants du micro, réglant sa guitare d'un pas enjoué. Dans les coulisses, Elvis Preto observait d'un œil inquiet le long couloir sombre, au bout duquel s'était enfermé Austin pendant plusieurs heures.

Les premières notes de musique fusèrent en éclats de sons dispersés partout dans la fosse, faisant jaillir l'excitation dans la foule. Les cris et autres applaudissements résonnèrent jusqu'aux cieux, avant d'entendre les accords frénétiques du piano se mettre en marche. A l'entrée, Pierre-Louis se hâta de remonter la file de monde jusqu'aux premiers rangs, tenant fermement la main de la petite fille qui le suivait tant bien que mal avec ses petites jambes. Il pesta, en repensant à l'heure et demie de bouchons à laquelle ils avaient eu affaire. Il avait réalisé, à mesure que les minutes s'écoulaient, que le concert s'était poursuivi comme si de rien n'était. L'important, était d'arriver pour la fin de la représentation. Heureusement, c'était le cas. Dans les dix premiers rangs, Philippe Delorme grognait, ayant perdu l'habitude de se retrouver collé à autant de monde en même temps à son âge. Delphine le contemplait en souriant. Même sous son air ronchon, elle le trouvait mignon. Après une brève altercation avec un jeune un peu à l'ouest, son mari se racla la gorge et se laissa porter par la magie qui l'attendait sur la scène.

Les instruments se mirent en marche. A la batterie, Sam Richard hochait la tête en fermant les yeux, déjà emporté par le tempo de la musique. Charles colla ses lèvres contre le micro, et se mit à chanter. Rapidement, les violons, situés derrière le groupe, s'immiscèrent dans la mélodie. Les chœurs accompagnèrent le guitariste, montant dans les aigus dans une symphonie parfaite. Au piano, Hugo jouait quelques notes discrètes, résonnant dans une touche de douceur et de magie apportée à la mélodie. Soudain, les lumières virèrent au rouge et grimpèrent au ciel, vénérant la prestation théâtrale de Charles Laren. Ce dernier leva les yeux en direction des étoiles et laissa sa voix d'opéra grimper en saisissant le micro avec frénésie :

And I... Have become, comfortably numb !

Il se tut, contracta sa mâchoire et roula des yeux jusqu'au manche de sa guitare. Ses doigts fins et écorchés se posèrent sur les cordes. Il les fit sonner. Dans un retentissement puissant et foudroyant, le premier solo conquit le cœur de la foule. Les violons poursuivaient leur symphonie belle et calme, au rythme de la musique et de la guitare. Et, en un clin d'œil, c'était fini. Charles retourna devant le micro pour démarrer le second couplet.

Entendant la fin du premier solo, Austin se mit une claque et sortit de la cabine de John sans sourciller. Son professeur avait appelé un coiffeur spécialisé pour l'occasion, afin de lui refaire une beauté après deux semaines dans la nature. Rasé de près au niveau des pattes et de la nuque, ses cheveux faisaient un magnifique dégradé sur le long des côtés. Sur le dessus, le garçon avait gardé une longueur suffisamment conséquente, pour balayer ses cheveux vers l'arrière. Encore légèrement mouillés, il constata que des boucles se formaient à l'arrière de son crâne. Vêtu d'un pantalon et d'une chemise noirs, il avança dans le couloir sombre. Alors que la foule s'extasiait à quelques dizaines de mètres de là, lui n'avait en tête que l'écho de ses pas, résonnant d'un aspect sombre et angoissant. Au loin, la silhouette de son professeur se dessina.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant