— Vous n'avez pas le droit de me garder prisonnière !
— Figurez-vous que si...
— Sans aucune preuve, en plus !
— Qu'est-ce que vous allez faire ? Appeler la police ?
Dans la salle des cellules du commissariat, Jenvier se tenait assis sur un banc, les jambes croisées. Ses lorgnons ajustés sur ses yeux, il guettait sa montre gousset en se raclant la gorge puis sourit à Dorothée Lavigne, enfermée derrière les barreaux. Affichant une mine de chien enragé, elle grinça :
— Vous n'êtes qu'un petit con arrogant.
— Ah, il est huit heures ! la coupa-t-il en se levant. C'est bien à cette heure-ci que Mademoiselle Guerra se pointe, non ?
Il épousseta son costume bleu marine et réajusta sa cravate d'un geste calme et fier. Puis, sans adresser un nouveau regard à la directrice, il plongea ses longues mains dans ses poches et s'engagea d'un pas résonnant dans le couloir.
— Ce n'est jamais qu'une garde à vue, marmonna-t-il finalement. Si vous n'avez rien à vous reprocher, tout ira bien.
Il quitta le commissariat, accompagné d'Émile. Ils grimpèrent dans la voiture du commissaire et dégagèrent le passage en vitesse. Le foyer se trouvait à la frontière de Châtenay-Malabry, présenté comme un grand château de briques beiges entouré par un muret de pierres et un portail noir. La Renault Megane du commissaire se gara devant. Les deux hommes posèrent pied à terre en silence. Il faisait très froid pour un mois d'avril, ce matin-là. L'humidité était envahissante, et les premiers rayons du soleil séchaient délicatement les gouttes d'eau, tombant d'une feuille à l'autre. Jenvier retira ses gants en échappant de la buée de sa bouche. Un corbeau quitta la branche d'un grand chêne pour voler au-dessus du château en croassant.
— Mon cher Émile... je crois que nous y sommes.
— Hm... grogna son adjoint d'un air peu enthousiaste.
Jenvier s'approcha du portail et en sortit un gros trousseau de clé.
— Même dans le sac de cette vieille chouette, il n'est pas passé inaperçu.
Après quelques essais, il rentra enfin la bonne clé dans la serrure et poussa la gigantesque masse de ferraille grinçante devant lui. Il invita Émile à entrer d'un geste de la main :
— Après toi.
Ensemble, ils s'engagèrent sur le long sentier de graviers menant à la bâtisse. Les deux policiers avaient rarement vu un paysage aussi magnifique. Une ligne d'ifs droits comme des piquets délimitaient le bout du jardin, bordé par un petit lac silencieux, sur lequel se levait le soleil.
— J'ai toujours rêvé d'avoir une vue comme ça depuis chez moi... Pas vous, commissaire ?
— Bien sûr... mais je pense que ces enfants n'ont plus la volonté de l'admirer.
Émile ravala sa salive et se racla la gorge. Jenvier ouvrit doucement la porte et s'infiltra discrètement dans le couloir froid et sombre. En tendant l'oreille, il percevait des voix, provenant de l'étage. Ils grimpèrent les escaliers à pas de loup. Émile porta une main à son arme de service, mais le commissaire le réprimanda aussitôt :
— Range-moi ça ! Pas devant les gosses...
— Mais... et si elle se montre menaçante ?
— Vous vous rappelez de votre formation de self-défense, adjoint Ventoux ? ironisa-t-il.
— Oui. Pardon.
Arrivés dans la nouvelle allée, encore plus sombre que celle du rez-de-chaussée, Jenvier grinça des dents. Une femme beuglait, depuis la pièce du fond.
— Alors ! Comment expliques-tu ton retard, cette fois, Sébastien ?!
Elle était certainement forte, étant donné la gravité de ses cordes vocales. Il se mit à courir. Surpris, Émile se força à le suivre en ravalant sa peur. Le commissaire ouvrit la porte en fureur. Une grande salle de classe aux dossiers de bois se tenait devant lui. Chacun des orphelins étaient assis, face au tableau, comme de bons collégiens. La femme, enrobée comme il l'avait prédit, leur souriait, tenant de la main droite l'oreille étirée d'un élève.
— Messieurs, les salua-t-elle d'une petite voix. Que nous vaut ce plaisir ?
— Qu'est-ce que vous faites ? répliqua Jenvier d'un ton calme.
— Je... Je leur apprends l'alphabet anglais.
— Est-il nécessaire de leur pincer l'oreille pour cela ?
Il s'adossa contre le bureau et balaya les élèves du regard, lisant la détresse dans les yeux de chacun. Derrière eux, les grandes fenêtres, laissant entre la lumière, donnaient sur le lac.
— Ces enfants apprennent dans un cadre idyllique, soupira la femme en relâchant l'oreille du petit garçon. Ils l'oublient trop souvent.
— Il me semble que nous n'avons pas la même définition de ce qui est idyllique, mademoiselle Guerra.
— C'est madame, grinça-t-elle.
— Vous m'en voyez surpris. Émile, auriez-vous l'amabilité de passer les menottes à « madame » Guerra ?
Le sang de l'adjoint ne fit qu'un tour. Nerveux, il pointa son index sur son torse et interrogea son supérieur du regard.
— Moi ?
Jenvier fit un signe de tête en direction des enfants. Les yeux illuminés par la joie, un large sourire s'était dressé sur leurs lèvres.
— Ces jeunes gens ont hâte de voir tes exploits.
— Pour quel motif ?! s'indigna la femme.
Jenvier croisa les bras et lui jeta son regard le plus glacial.
— Maltraitance d'enfants.
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Le Journal des Vagabonds
Adventure« Je suis allé dans les bois, parce que je voulais vivre délibérément. Ne faire face qu'aux essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu'elle avait à enseigner. Pour ne pas découvrir, quand je viendrais à mourir, que je n'avais...