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Samedi après-midi, les gens se ruaient pour faire les courses dans les magasins. Tout Châtenay-Malabry semblait bloqué. A l'intérieur des bolides polluants, de grosses têtes toutes rouges et énervées klaxonnaient à longueur de temps, comme si leur son pouvait débloquer la route d'un coup de baguette magique. Enfin arrivés dans le centre commercial de la ville, Delphine se gara à l'intérieur d'un gigantesque parking aux nombreux étages. Une fois son rangement en bataille arrière terminé, elle tira le frein à main, vérifia son rouge à lèvres dans le rétroviseur et chantonna :

— Il faudrait que tu passes ton permis, tu ne crois pas ?

Sur le siège passager, Austin tirait la tête d'un gamin en crise d'adolescence. Il croisa les bras et se mit à rire :

— J'ai semé un policier en voiture... On pourrait me l'offrir, mon permis.

Sa mère fronça les sourcils d'un air indigné, et ouvrit la porte.

— N'en sois pas fier. Et puis d'abord, le pauvre policier n'aurait rien pu faire contre une Jaguar...

Faisant claquer ses hauts talons sur le sol résonnant, elle s'engagea vers l'ascenseur de sortie, suivie de près par Austin. Elle ajouta :

— D'ailleurs, la voiture de ton père est encore chez le garagiste ! C'est pour te dire... Il y a eu de la casse. Mais si tu te sens prêt, alors je prends rendez-vous pour que tu le passes la semaine prochaine.

Sur ces mots, ils s'engagèrent en silence dans l'élévateur. Une fois au niveau du centre commercial, ils se mêlèrent à la foule de gens les croisant sans cesse, des sacs remplis de vêtements portant des noms de marques à chaque fois différente.

— Maman... pourquoi est-on là ?

Elle haussa les épaules, un grand sourire au bout de ses lèvres vernies.

— On fête ton retour ! Aujourd'hui, je t'achète ce que tu veux.

Au même moment, elle piétina le gobelet d'un sans-abri sans faire attention. Réalisant sa bourde, elle porta la main à sa bouche et laissa échapper un petit cri :

— Mon Dieu, excusez-moi...

— Fais attention, maman !

Austin se baissa pour ramasser le gobelet et l'argent qui s'était renversé sur le sol. L'homme, couvert par une légère couverture et un bonnet clair, marmonnait des moitiés de mots dans une langue que le garçon ne connaissait pas. Il replaça le tout devant lui et afficha un sourire, sortant son portefeuille. Il en tira un billet de cinq, déjà donné par sa mère la veille.

— Voilà... Excusez-nous.

Même si l'homme ne le comprenait pas, il lut la compassion et l'altruisme dans les yeux d'Austin, et lui adressa un signe de tête. Delphine posa sa main sur l'épaule du garçon.

— Allez... On ne sait jamais, s'il porte une maladie.

Une fois dans les rayons du magasins Lacoste, Delphine fit l'éventaire entre chacun des rayons, jubilant de savoir ce qui irait le mieux à son fils. Un employé en chemise blanche et aux cheveux rouges se dirigea vers eux, un sourire gravé sur son visage, qu'il s'efforça de conserver.

— Messieurs dames, je peux vous aider ?

— Oui ! Je cherche quelque chose pour mon fils... Je veux lui faire un cadeau, alors... ne lésinez pas sur le prix !

L'employé se tourna vers le garçon en se frottant les mains.

— Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?

Austin lui adressa un regard désintéressé et haussa les épaules.

— J'en sais rien.

Réalisant qu'il avait affaire au garçon de la télé, le jeune en chemise blanche déglutit et bredouilla :

— Hum... bien, j'ai plusieurs... plusieurs choix à vous proposer. Si vous voulez bien me suivre.

...

De retour dans la voiture, Delphine poussa un long soupir, les yeux fixés sur le tableau de bord éteint.

— Tu peux me dire ce qui te prend ? Ce pauvre vendeur n'avait rien demandé, et tu l'as agressé !

— Je ne l'ai pas agressé ! se défendit son fils. Je n'ai pas besoin de vêtements, c'est tout...

— Pff... Pourri gâté.

Austin fit les gros yeux à sa mère et haussa le ton.

— La faute à qui ?

Delphine devint rouge comme une tomate et explosa :

— Tu ne vas pas nous reprocher de te faire vivre, quand même ?

Le garçon abandonna, conscient qu'il était peut-être allé trop loin. Il s'enfonça dans son siège et demeura silencieux pendant tout le trajet retour. A leur arrivée, aux alentours de 19 heures, Philippe s'agitait dans les quatre coins de la maison pour mettre la table. Une belle nappe rouge et aux dessins dorés y était déposée, avec l'argenterie du mariage des parents d'Austin. Lui et sa mère observèrent, bouche bée, Philippe afficher un petit sourire gêné tout en cherchant les serviettes d'une main nerveuse.

— Je sais bien que je suis rentré... marmonna Austin, mais ce n'est pas la peine d'en faire tout un plat.

Son père fronça les sourcils :

— Hein ? Non ! Ce soir, nous avons un invité de marque !

Delphine ouvrit grand les yeux, réalisant que les derniers événements lui avaient complètement fait sortir son travail de la tête.

— Bien sûr ! Alphonse !

Son fils lui adressa un regard interrogatif :

— Qui est Alphonse ?

Philippe se racla la gorge en déposant les épaisses serviettes blanches, se déplaçant entre les chaises avec un pas de danseur.

— Alphonse est... un nouveau client. Hum.

— Potentiel ! rappela sa femme en levant un doigt au ciel. Il n'a pas encore signé pour le produit.

— Tu as raison, chérie. C'est d'ailleurs pour ça que nous l'invitons ce soir.

Austin leva les yeux au ciel et se laissa tomber sur le canapé.

— Je vais manger dans ma chambre.

— Hors de question !

Il se releva et se dirigea vers les escaliers en haussant les épaules :

— Si c'est pour vous écouter vanter les mérites de vos produits de mes deux, non merci.

— Austin...

Il s'arrêta. Était-ce bien son père, qu'il entendait parler d'une voix si douce ? Depuis qu'il était revenu, Philippe n'agissait plus du tout comme avant. Déjà engagé dans les escaliers, il croisa son regard avec le sien.

— Reste avec nous, s'il te plaît. J'ai fait ton plat préféré, en plus.

Ces mots résonnèrent dans l'esprit du garçon. Il en avait déjà l'eau à la bouche. Et à l'odeur qui s'échappait de la cuisine, cela ne faisait aucun doute. Il y avait une chose. Une seule chose, qu'Austin aimait plus que les sandwichs thon-anchois. Les lasagnes. Mais attention, pas les surgelées dont les pâtes ressemblaient à des plaques de caoutchouc. Non. Lui, il aimait celles de son père. Celles qu'il faisait tous les samedis matins, quand Austin n'était encore qu'un enfant qui passait ses journées à alterner entre la télévision et les jeux dans le jardin.

— D'accord. Je resterai, alors.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant