Les deux adolescents échangèrent un regard entendu et rejoignirent la petite fille, s'asseyant en tailleur en face d'elle. Pleine d'appétit, et le sourire aux lèvres, Lou ouvrit son sac et farfouilla à l'intérieur. Les baguettes de pain enrobées dans du film plastique étaient dressées en piquets. Elle en comptait plus d'une dizaine. Ebahie, sa main empoigna le sien :
— Wow... Il y en a tant que ça ?
Jane tendit le bras pour en attraper deux, et en tendit un à Austin.
— Eh oui, il faut qu'on puisse tenir jusqu'au bout. Et quoi de mieux que le fameux jambon-beurre pour ça ?
La petite fille retira le film avec ses petits doigts méticuleux, non sans froncer les sourcils et grogner. Puis, prenant conscience des paroles de Jane, elle pouffa :
— J'en connais un qui ne serait pas d'accord avec toi...
La jeune fille se tourna vers Austin, et constata que celui-ci toisait son sandwich d'un air déçu. Pour lui, il serait tellement simple, et sans saveur... Quel gâchis, d'avoir utilisé tant de pain seulement pour y fourrer quelques pauvres tranches de jambon et un peu de beurre. Alors qu'elle avait presque mangé la moitié de son sandwich, Jane lui donna un coup dans l'épaule :
— Allez, mange ! C'est moi qui l'ai fait, celui-là, en plus...
Le garçon afficha un rictus charmant.
— Oh, ça change tout, dans ce cas !
Il plongea son regard dans celui de la jeune fille. Un mélange d'appréhension et d'enthousiasme s'était logé au fond de ses yeux clairs. Elle laissa brusquement échapper un petit rire d'excitation, sans pour autant détourner la tête. Et tandis qu'ils se défiaient du regard devant la bouille amusée de la môme, Austin plissa les yeux et pointa Jane du doigt d'un air accusateur.
— Lorsqu'on est arrivés à Montpellier, Lou avait peur de tomber sur une sorcière enleveuse d'enfants... Tu n'essaierais pas de m'empoisonner, avec ton jambon-beurre ?
La jeune fille au pull vert ne put réprimer un air coupable, et, contre toute attente, mima un sort maléfique qu'elle projeta sur lui avec ses doigts, en reproduisant un bruit de bouche étrange.
Sans bouger le petit doigt, Austin marmonna d'un air détaché :
— Ça y est, je suis ensorcelé.
Entre les éclats de rire des deux filles, il finit par croquer dans son sandwich, et hocha finalement la tête avec un air de surprise. Jane s'immobilisa immédiatement et ouvrit très grand ses yeux :
— Quoi ? Tu aimes, finalement ?
La bouche à moitié pleine, il acquiesça :
— C'est plutôt pas mal, en fait.
— ... C'est une blague ?
— Oui.
Austin ne put retenir son rire plus longtemps. En y pensant un peu mieux, ce n'était pas si mauvais. Ça n'avait juste... pas beaucoup de goût ? Mais finalement, cela n'était pas important. En observant autour de lui, constatant qu'il n'était pas seul, et entouré de ces champs, son cœur se réchauffa. Il se souvint du sentiment d'angoisse effroyable qu'il avait ressenti le soir de son départ. Démarrer la belle Jaguar de son père et enfoncer la pédale d'accélérateur avait été synonyme d'un retour en arrière impossible. Il lui semblait s'enfoncer seul dans la sombre nuit et les ténèbres, comme si rien de beau ne pourrait jamais arriver, et que tout était écrit. Aujourd'hui, la vie lui prouvait à quel point il avait tort.
— Mais ce n'est pas grave, murmura-t-il en constatant la légère déception de Jane. Je préfère être ici avec un jambon beurre, qu'en cours avec des lasagnes à midi.
La jeune fille acquiesça :
— Qui préférerait les cours, en même temps ?
— Quelqu'un qui s'y intéresse ? proposa Lou.
La jeune fille croisa les bras.
— Tu t'intéresses à tes cours, toi ?
— Je... Je n'en sais rien, bredouilla-t-elle avant de croquer à nouveau dans son repas.
Sans lâcher la grappe, Jane se tourna vers Austin et plissa les yeux à son tour.
— Toi, tu n'aimes pas les cours. C'est écrit sur ta tête.
— Tant que ça ?
— Hm hm. Ta classe travaille, en ce moment ?
Le garçon plaça un doigt sur son menton et leva les yeux au ciel, remarquant que les nuages se dégageaient petit à petit pour laisser place à un bleu éclatant. Il claqua des doigts :
— Oui. Ils ont maths.
La jeune fille grimaça en grinçant des dents.
— Ma hantise...
Austin caressa les brins d'herbe du bout des doigts et soupira d'apaisement.
— Je suis bien content de ne plus y être.
Jane se redressa et s'étira sans lésiner, et retira son chapeau qu'elle envoya à Lou. Cette dernière l'attrapa habilement, l'examina quelques secondes avant de le mettre sur sa tête comme un cow-boy. Le couvre-chef recouvrit la moitié de son visage, et le noir complet se fit devant ses yeux. La jeune fille pouffa puis haussa les épaules :
— Il faut du cran pour s'en aller, non ?
— Surtout l'année du bac, renchérit le garçon.
— Alors là, bravo, s'exclama-t-elle en haussant les sourcils. Je n'aurais pas eu le courage. Ce n'est qu'après l'avoir passé, que j'ai décidé que c'était stop. J'avais trop peur, quand je suis partie.
Elle fit trois pas en arrière, ouvrit grand les bras et commença à tournoyer sur elle-même. Un large sourire aux lèvres, elle ferma un instant les yeux, ressentant l'immensité de la plaine qui l'accueillait.
— Mais maintenant, s'exclama-t-elle, je sais que ça valait le coup !
Son rire de petite fille rendait le garçon curieux. Il croisa les bras, constant que Lou l'observait aussi avec stupéfaction, tout en terminant son sandwich. Impossible pour lui de détacher son regard de Jane. Cette étrange fille semblait comprendre beaucoup sans jamais le montrer, et pouvait redevenir une enfant innocente et charmée lorsqu'elle le souhaitait.
Austin se mit à rire de soulagement, prenant conscience à son tour qu'il n'avait plus à subir les remarques de ses professeurs et les discussions ennuyeuses de ses amis. Plus besoin de jouer le fils bourgeois bien élevé et distingué. La nature se fichait de savoir s'il était riche ou non, s'il était bon dans telle matière ou non. Et quel bonheur ! Pensait-il inlassablement. La nature n'avait pas de règles, hormis peut-être celle de la beauté.
— Venez ! lança Jane en leur faisant de grands gestes de la main.
Lou et Austin échangèrent un regard amusé, et se levèrent pour la rejoindre.
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Le Journal des Vagabonds
Adventure« Je suis allé dans les bois, parce que je voulais vivre délibérément. Ne faire face qu'aux essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu'elle avait à enseigner. Pour ne pas découvrir, quand je viendrais à mourir, que je n'avais...