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De retour avec le repas du déjeuner entre les mains, Jane s'arrêta quelques secondes pour souffler, devant les escaliers. Les mains sur les hanches, elle contrôla le rythme de sa respiration, se disant chaque fois la même chose. C'étaient les dernières marches, avant de pouvoir enfin se reposer. Le lundi n'était pas un jour facile, pour la jeune fille. Elle ne raffolait pas des soirées à trente avec la musique beaucoup trop forte. Elle n'était pas du soir, toujours fatiguée tôt, à moins d'être embarquée dans une conversation ou un jeu capable d'attiser suffisamment sa curiosité. Ainsi, le dimanche soir, elle partait se coucher alors que la fête battait son plein, et que ses amis colocataires n'avaient plus les yeux en face des trous. Les basses de la musique résonnaient tellement, dans cette petite maisonnette, que ses murs semblaient tomber un peu plus en ruine à chaque fois que le soleil se levait. Et donc, Jane dormait très mal. Elle passait sa nuit de dimanche à lundi à se tourner et se retourner sur son oreiller, sans jamais trouver de position confortable. C'était comme dormir sur de la paille. Dans le pire des cas, elle faisait des cauchemars, et se réveillait en sursaut. Parfois en pleurs. Sans personne pour l'entendre. Elle prenait une dizaine de secondes avant de comprendre que ce qu'elle imaginait n'était pas réel. En revanche, une fois levée, Jane était belle comme le jour, et agitée comme une tempête. Reine du rangement et du réveil brutal, c'est grâce à elle que leur bicoque était toujours debout. Sans elle pour prendre les rênes, personne ne l'aurait fait.

Elle grimpa les marches en laissant tomber une goutte de sueur sur les marches ternes. Malgré la pluie, dehors, l'air devenait lourd. Le temps du printemps n'était définitivement plus loin, maintenant. En tendant l'oreille, elle entendit Sullivan raconter à Austin, l'histoire de cet endroit. Elle sourit. Cette histoire, elle l'avait entendue une bonne dizaine de fois. Et c'était bien parce que tout le monde se demandait comment une bande de petits jeunes parfois crasseux et pas bien nets de loin, avaient pu dégoter une maison comme celle-ci dans un quartier chic de la ville. La réponse était toute simple. Un ami des parents du barbu la lui avait vendu, lorsque celui-ci eut décidé de quitter ses parents. Attention, Sullivan ne partait pas pour faire des études, ça non. Depuis tout petit, l'école le barbait. Lui, il voulait créer sa chaîne de bars, et devenir connu pour ça dans le monde entier. Le jour où il l'avait annoncé à son père, ce dernier avait hurlé de rire. A s'en étouffer. Avant de le chasser de la maison. Son père était un homme d'affaires respecté, qui ne pouvait pas laisser son fils s'abandonner à un métier d'ivrogne. Son image de professionnel si respectable aurait été bien ternie. Alors, Sullivan l'avait pris au mot. Le lendemain, il était parti.

Le barbu avait seulement assez d'argent pour se payer un billet de train direction Montpellier, et racheter cette maison que ce charmant couple lui avait revendu à prix d'ami. La première idée qui lui vint à l'esprit, fut de créer une pancarte indiquant des chambres étudiantes pour jeunes à prix très réduit. Rapidement, le public mordit à l'hameçon. Jane, qui arrivait tout droit de Mornas sans but particulier, fut l'une des premières à rencontrer Sully et son bonnet gris. Eux deux, et quatre autres compagnons mirent de côté leur argent pour acheter un comptoir de bar et les bouteilles qui allaient avec, réalisant ainsi le début d'un rêve pour le gamin qui s'ennuyait à l'école depuis tellement longtemps. Tous les dimanches, une grande fête réunissait plus d'une trentaine d'étudiants dans la maisonnette. Ils faisaient payer dix euros l'entrée. Avec le temps, certains décidèrent de quitter l'aventure, pour trouver un travail convenable. Mais Sully voulait aller encore plus loin. Aujourd'hui, il connaissait tous les barmans du coin, et était pratiquement aussi populaire qu'eux. Le reste de la semaine, ils ouvraient l'après-midi, jusqu'à vingt heures. Il fallait dire que le barbu était doué pour discuter et amadouer les alcooliques. Pendant ces temps-là, Jane faisait les courses, sortait son cheval et partait galoper dans les plaines, à quelques centaines de mètres de leur rue. Et enfin, elle dansait, au rez-de-chaussée. D'un sérieux incontestable, elle révisait sa danse écossaise, avec un partenaire imaginaire pour espérer participer aux tournois réservés à ce type de danse. Et aussi, elle chantait sous la douche. Mais ça, elle n'était pas sûre d'être la seule à le faire...

Alors qu'Austin luttait pour garder les yeux ouverts face à l'histoire palpitante de Sully, il laissait sa tête tomber d'un côté puis de l'autre, comme s'il portait une enclume au bout du cou. Mais son interlocuteur semblait avoir l'habitude, et ne lui fit aucune remarque. Pourtant, c'était flagrant : Austin avait l'impression d'écouter son professeur d'histoire lui raconter les fondamentaux de l'oligarchie à l'époque des rois de France. Après une éternité de déblatération, Sullivan se leva brusquement et s'empara d'une bière.

— Qui m'accompagne ?

Pour toute réponse, Austin se laissa retomber sur le canapé en étoile de mer, à moitié éteint. Dans le fauteuil du fond, Luna secoua lentement la tête, un air moqueur dessiné sur ses traits. Sans même jeter un coup d'œil aux autres, Lou se faufila entre Jane et la rambarde de l'escalier et grimpa à toute vitesse au deuxième étage, claquant la porte de la chambre derrière elle.

La jeune fille aux pointes blondes déposa le sac de courses à côté du frigo et annonça d'une voix claironnante :

— A midi, ce sera pâtes au pesto !

— Encore ? grogna Luna.

— Si tu n'es pas contente, je te laisse nous préparer ta meilleure recette.

— Oh, ça va...

Sullivan se décida à engloutir sa bière tout seul et la brandit devant lui en poussant un cri de guerre semblable à ceux que l'on voyait dans les films de vikings.

— Et de une !

Jane lui jeta le paquet de pâtes, qu'il réceptionna avec son torse musclé.

— Arrête de faire le mariolle et range ça sur l'étagère, tu veux ?

Une moitié du cerveau d'Austin était toujours connectée au réel, et ses neurones ne purent s'empêcher de rire. Le garçon, lui, ne bougea pas une lèvre. Le responsable en charge de faire fonctionner sa bouche dormait à points fermés. Son cousin éloigné, qui s'occupait des battements de cœur, était allongé sur son petit lit confortable, les mains derrière la tête. La belle vie, quoi. Mais soudain, il constata une accélération nette des battements. Il bondit et enfila son costume, se rapprochant des données pour vérifier ce à quoi il croyait assister.

Assise à côté de lui sur le canapé, Jane s'approcha doucement, son souffle pénétrant les oreilles du garçon. Elle murmura :

— Austin...

Le neurone responsable du cœur pressa un gros bouton rouge, dans le corps du garçon, et brancha son haut-parleur :

— Alerte rouge ! J'ai besoin de tous les neurones pour contrôler le battement du cœur ! Je répète, réveillez-vous tous !

Aussitôt, l'armée de petits bonshommes sautilla dans tous les sens, affolés par cet événement jamais survenu auparavant.

Le garçon ouvrit grand les yeux, surpris. Il sentait une goutte de sueur couler le long de son front. Il déglutit, ne sachant que répondre. Les lèvres pâteuses et les idées peu claires, il balbutia :

— Quoi ?

Il remarqua du coin de l'œil qu'elle lui portait un regard sérieux. Toujours dans le même soupire, elle poursuivit en plaçant son index en direction du plafond.

— Je crois que tu devrais aller la voir.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant