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Devant le grand portail grinçant du foyer Sainte-Marie, une petite fille observait la grande et belle bâtisse qui se tenait devant elle, le regard fermé. Même avec le bonnet qu'elle portait sur la tête, le froid de l'automne l'atteignait de toute part. Dans la voiture de police qui se tenait derrière elle, un agent au crâne rasé porta un enregistreur à sa bouche et pressa le bouton d'enregistrement.

— Nous sommes le 15 octobre 2017, il est dix-sept heures vingt-trois. Je suis le commissaire Valoir, et j'emmène Lou Martin dans le foyer pour enfants Sainte Marie.

Il reposa l'appareil sur le tableau de bord et sortit de la voiture. Dans l'allée qui se dressait devant eux, des dizaines de feuilles mortes allaient et venaient, bercées par les bourrasques. Certaines volaient jusqu'à se poser sur l'eau du lac, derrière le château. Les rangées de buissons sifflaient et les branches se craquelaient. Au loin, les nuages s'assombrissaient, ne laissant paraître aucune lueur, hormis celle de la nuit qui s'abattait sur eux.

L'agent s'arrêta au niveau de la petite fille et lui jeta un regard désolé :

— On y va ?

...

Assise sur une chaise, Lou observait les murs du bureau dans lequel elle se trouvait. Rose, avec d'autres nuances de rose. La vieille femme au nez crochu qui se tenait devant elle portait une belle robe mauve, et la toisait.

— Je suis Dorothée Lavigne. Et toi, ma chérie ? Comment tu t'appelles ?

La petite fille plongea son regard dans le sien. Son esprit avait déjà quitté son corps depuis plusieurs heures. Les paroles de la directrice ne résonnaient en elle que comme un vague écho, sourd et inaudible. Soudain, elle sentit le sol se dérober sous ses pieds, et la chaise voler en mille morceaux. Sans pouvoir bouger, et sans le vouloir, elle se laissait enfoncer dans les profondeurs d'un gouffre sans fin.

Lavigne s'enfonça dans son siège, perplexe. Elle jeta un coup d'œil à l'agent de police :

— Elle a perdu sa langue, ou quoi ?

L'homme croisa les bras et répliqua :

— Non. Mais, avec ce qui est arrivé à ses parents, oui.

— Je vois.

Elle frappa des mains devant elle en soutenant son regard, comme pour la réveiller de sa torpeur.

— Allo, là-dedans ! On se réveille. J'ai un tas de paperasse à m'occuper, moi.

L'entretien dura vingt longues minutes. Durant lesquelles Lou ne décrocha pas un seul mot. Un jeune homme peu souriant toqua à la porte et l'escorta au deuxième étage, grimpant les marches des escaliers en pierre. Il portait un costume noir, avait ses cheveux bruns couverts de gel et plaqués à l'arrière. Il était maigre comme un fil. Elle le suivit d'un pas nonchalant. Sans jamais se retourner vers elle, il marmonna :

— Réveil à six heures trente tous les matins. Tu as quinze minutes pour déjeuner avant de te mettre au travail. Chaque semaine, tu seras assignée à une tâche ménagère particulière, en plus de tes cours. Extinction des feux à vingt heures. Le personnel dort ici chaque soir, alors pas de bruit. Pas de cauchemar.

Arrivé dans le sombre couloir du deuxième étage, il pointa une fenêtre donnant sur le beau jardin extérieur et se racla la gorge.

— Vous avez la chance d'avoir un cadre exceptionnel, dont vous pourrez notamment profiter pour faire du sport. Alors, nous n'accepterons pas les plaintes futiles. Vous vous devez de penser aux autres enfants qui n'ont pas cette chance.

Il sortit un trousseau de clefs de sa poche et déverrouilla une porte. A l'intérieur, des rangées de dizaines de lits tous aussi semblables les uns que les autres se faisaient face. Les autres enfants étaient assis sur leurs lits, en silence. L'homme la poussa légèrement par le dos pour l'y faire entrer.

— Les toilettes sont au premier étage au fond du couloir. Je reviendrai te chercher dans une heure et demie, pour le dîner.

— Pas faim...

L'homme tendit l'oreille.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

Elle se retourna vers lui et secoua la tête en retirant son bonnet.

— Je n'ai pas faim.

— Soit. A demain, alors.

L'agent de police apparut dans l'encadrement de la porte et ouvrit la bouche :

— Au revoir, petite...

Le jeune homme ferma brusquement la porte devant lui et lui indiqua les escaliers avant de disparaitre à l'extrémité du couloir.

— Vous connaissez la sortie.

Soucieux, l'homme de loi l'observa disparaître dans la pénombre, puis se retourna vers le dortoir de la petite fille. Il l'avait verrouillée. Depuis les escaliers, la directrice le toisa d'un regard animal.

— Un problème, monsieur l'agent ?

Sa voix rauque lui fit froid dans le dos. Il déglutit, réajusta sa cravate et secoua la tête en balbutiant :

— Non non... pas du tout.

— Dans ce cas, je vous demanderai de bien vouloir retourner à votre voiture. A moins que vous n'ayez autre chose à nous dire ?

Il secoua la tête et s'engagea dans les marches.

— Je vous remercie pour le thé.

En poussant la lourde porte de sortie, sentant l'air frais l'envahir instantanément, il se demanda soudainement s'il ne venait pas de faire la pire erreur de sa carrière. L'homme se retourna doucement vers la grande bâtisse imposante et frissonna, avant de presser le pas jusqu'à sa voiture.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant