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A peine réveillée, la petite fille marchait en pyjama dans le beau couloir de sa maison. Le vert pomme qui arborait les murs mettait en valeur les photos de famille encadrées. Un soleil resplendissait faisait profiter les trois habitants de sa lumière, étincelante depuis les fenêtres aux rideaux blancs. Une trompette était posée dans le coin du salon, illuminée. Son alliage brillait de mille feux, penchant vers le bronze. Lou l'observait, chaque matin, sans jamais le toucher. Les enceintes placées de chaque côté de la télé étaient allumées, et projetaient le son d'une musique de jazz que son père avait l'habitude d'écouter. Elle se laissa tomber quelques secondes dans un vieux fauteuil en cuir moelleux et leva les yeux au ciel, avant de fermer doucement ses paupières. Le chanteur avait une voix agréable, transportante. La petite fille savait que ce qu'écoutait son père ne datait pas d'aujourd'hui, et elle trouvait bien dommage d'admettre que ce genre d'artiste n'existait plus. Tout en se laissant bercer, Lou se demanda si elle pourrait se déguiser pour halloween. Et puis, comment se passerait la rentrée de novembre à l'école ? L'année prochaine, elle entrerait au collège, et devrait quitter ses camarades.

Le saxophone de la musique retentit à travers les enceintes. La petite fille perçut le sifflement de son père, qui suivait le rythme de la musique. Elle se releva, s'approcha du lecteur de cassette et plissa les yeux pour lire l'inscription : « How Wonderful You Are » de Gordon Haskell. Une bonne odeur chatouilla le bout de son nez. Elle reconnut l'arôme indétrônable du gratin de macaronis à la crème et aux lardons qu'il avait l'habitude de faire les dimanches midis. Elle accourut dans la cuisine. Muni de son tablier et d'un gros couteau de cuisine, il chantonnait en coupant deux oignons rouges en rondelles sur une planche de bois humide.

Les mains jointes derrière son dos, la petite fille s'approcha avec un sourire aux lèvres.

— Qu'est-ce que tu fais de bon, papa ?

Il posa l'ustensile et afficha un air mystérieux.

— Mademoiselle n'a pas encore deviné... ?

— Si.

Elle s'esclaffa et reprit :

— Où est maman ?

Son père jeta un coup d'œil à sa montre et manqua de sursauter.

— Oh ! Je vais devoir aller la rejoindre, c'est l'heure...

Le sourire de Lou s'effaça. Du haut de ses dix ans presque atteints, elle posa ses mains sur ses hanches et fronça les sourcils.

— Comment ça ?

L'homme posa une main douce sur la petite joue de sa fille et murmura en claironnant au rythme de la chanson :

Do you know, how wonderful you are ?

Elle ne put réprimer un sourire moqueur et souffla :

— Je ne sais pas ce que ça veut dire, papa...

Il devint soudain sérieux, et s'accroupit pour aligner ses yeux avec les siens.

— Tu seras bien sage en notre absence, d'accord ?

— Quoi ?

La musique se coupa brusquement. Prise aux tripes, elle se retourna d'un coup, constatant que les amplificateurs étaient éteints. Son père n'était plus dans la cuisine. Aucun signe de vie. Elle balaya sa maison du regard, sentant la sueur couler le long de son front.

— Papa ?

Son cœur s'emballait. La lumière devenait aveuglante.

— Papa !

...

— Papa !

Plongée dans la pénombre de la nuit, seule une chouette posée sur la branche d'un grand chêne répondit à Lou en hululant. La petite fille reprit son souffle, mit plusieurs secondes avant de comprendre qu'elle venait de rêver. La couverture était fine. Elle se surprit à grelotter et jeta un coup d'œil autour d'elle. Tout était si noir, qu'elle avait seulement conscience d'être dans un lit. Heureusement, elle n'avait réveillé personne. Peut-être rêvait-elle encore. Peut-être qu'un gouffre entourait son matelas. Elle préféra ne pas le découvrir, et laisser doucement sa tête se reposer contre son coussin.

Quelqu'un vint tambouriner à la porte, alors que le jour était loin d'être levé. La tête dans le coltar, elle se redressa en gémissant. La voix ferme et froide du jeune homme de la veille rugit :

— Habillez-vous ! Allez !

En un clin d'œil, tous les enfants s'exécutèrent, se plaçant en ligne silencieusement, aussi bien dans les couloirs que pendant le petit déjeuner. A la première heure de cours, la grosse dame qui leur servait de professeur la fit monter sur l'estrade et beugla :

— Dis-nous ton nom et ton âge !

— Lou... Martin. J'ai neuf... dix ans.

— Dites bonjour !

Tous en chœur, les enfants exécutèrent les ordres d'une voix robotique. Très mal à l'aise, la petite fille déglutit et se tourna vers la professeure d'un air tremblant.

— Va t'asseoir, maintenant ! Tu veux ma photo ?

Elle secoua la tête et courut à sa place, se pressant d'atteindre sa chaise et de ne plus oser croiser le regard de la mégère. Cette dernière empoigna une craie qu'elle manqua d'écraser, et écrivit une équation de mathématiques incompréhensible, si bien que les élèves plissèrent tous les yeux les uns après les autres. Une fois la consigne notée, l'encadrante posa la craie et la souligna de sa main.

— Vous avez cinq minutes. Si vous n'arrivez pas à résoudre ça, abandonnez l'idée de vous faire adopter. Les familles n'ont pas besoin d'enfants débiles.

Après une heure cauchemardesque, Lou errait dans le couloir en attendant le prochain cours, les larmes aux yeux. Une mélodie attira son attention. Elle se demanda soudainement si elle ne rêvait pas encore, et avança à pas de loup vers une pièce à la porte entrouverte. Elle la poussa, et découvrit la silhouette d'une petite fille qui jouait sur un beau piano à queue. Remarquant qu'elle était observée, cette dernière s'arrêta et se retourna vers Lou.

— ... Tu es la nouvelle, c'est ça ?

Timide, cette dernière se racla la gorge et hocha la tête.

— Oui.

— Approche-toi, je ne te vois pas.

Elle obéit, plongeant ses mains dans les poches de son jean et baissa la tête. L'enfant qui jouait du piano lui tendit la main.

— Moi, c'est Alia. Comment tu t'appelles ?

Elle accepta sa poignée de main et esquissa un sourire forcé.

— Lou.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant